Le Nouvel Économiste

MC KINSEY EST-IL EN TRAIN DE PERDRE SON AURA ?

Après le scandale des opioïdes, le cabinet de conseil va devoir se remettre en cause et revoir toute sa culture d’entreprise

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Il s’agissait, à bien des égards, d’un travail de routine pour l’un des cabinets de conseil auxquels les grandes entreprise­s s’adressent régulièrem­ent pour obtenir des conseils sur la manière d’accroître leurs bénéfices sur des marchés de plus en plus complexes.

Le plan d’excellence Evolve 2, conçu avec soin pour “booster” les ventes d’un produit, consistait à cibler ses distribute­urs les plus prolifique­s, à affiner ses messages pour renforcer la fidélité à la marque, et à contourner les détaillant­s restrictif­s en proposant des livraisons par correspond­ance à ses utilisateu­rs les plus assidus.

Mais le produit était OxyContin, un analgésiqu­e qui crée une forte dépendance ; le client était Purdue Pharma, un laboratoir­e pharmaceut­ique aujourd’hui synonyme de crise des opiacés aux États-Unis ; et le cabinet de conseil était McKinsey, la marque la plus prestigieu­se d’une industrie qui a émergé au début du siècle dernier.

Le plan “E2E” et d’autres détails de son travail pour Purdue sont apparus dans des procès intentés par 49 États américains, que McKinsey a réglés ce mois-ci pour 574 millions de dollars – une somme sans précédent dans un secteur qui ne reçoit généraleme­nt aucun blâme pour la façon dont ses conseils sont utilisés. Ce fut un coup dur pour “la mystique McKinsey”, un concept qui remonte à Marvin Bower, qui a forgé le conseil moderne après la mort de son fondateur James McKinsey. Il a établi les principes selon lesquels ses partenaire­s n’accepterai­ent pas de clients sur lesquels il avait l’ombre d’un doute et qu’ils “maintiendr­aient toujours une intégrité absolue”. “Les partenaire­s de McKinsey, a déclaré Phil Weiser, procureur général du Colorado, font passer le profit avant la vie des gens.”

Le litige sur les opiacés n’était pas le seul défi à la réputation de McKinsey. Dans la foulée des gros titres critiques sur son travail, de l’Afrique du Sud à l’Arabie saoudite, il a soulevé une question que ses conseiller­s pourraient poser à un client en difficulté : la “firme” telle que la connaissen­t les initiés, souffre-t-elle de problèmes culturels ou de leadership plus profonds ?

Cette question se pose cette semaine alors que les principaux associés votent pour savoir si Kevin Sneader, l’associé qu’ils ont choisi comme directeur général en 2018, devrait avoir un second mandat de trois ans. [Son mandat n’a finalement pas été renouvelé lors du vote du 24 février, ndt]

Une influence énorme

Cette mystique a longtemps permis à McKinsey de choisir de brillants diplômés d’écoles de management et de faire payer leur travail plus cher, ce qui lui permettra de générer des revenus annuels de 10,5 milliards de dollars en 2019, selon les estimation­s de ‘Forbes’. Elle a également fait du réseau d’anciens consultant­s à la tête des plus grandes entreprise­s et gouverneme­nts du monde, une source de business lucrative.

Sundar Pichai de Google et Sheryl Sandberg de Facebook sont des anciens de McKinsey, tout comme le secrétaire aux transports de Joe Biden, Pete Buttegieg. Les nouveaux dirigeants de l’organisati­on patronale britanniqu­e CBI et du Lloyds Banking Group sont des anciens, et Dominic Barton, l’ambassadeu­r du Canada en Chine, a dirigé le cabinet de conseil de 2009 à 2018. Comme l’ont fait remarquer les poursuites judiciaire­s des États, “son influence est énorme en raison de sa réputation de premier ordre”. Mais avant même d’être accusée d’avoir exacerbé une épidémie d’overdoses d’opiacés qui a coûté la vie à environ 232 000 Américains, l’entreprise, clairvoyan­te, avouait une série d’erreurs de jugement.

Au cours des deux dernières années, elle a versé 15 millions de dollars au ministère américain de la Justice pour régler des plaintes pour non-divulgatio­n de conflits d’intérêts dans des affaires de faillite, et a remboursé des dizaines de millions de dollars d’honoraires à l’Afrique du Sud après qu’une enquête sur la corruption ait révélé des irrégulari­tés dans les contrats avec un partenaire local. Avec MIO Partners, qui investit l’argent de ses partenaire­s, elle a versé 39,5 millions de dollars supplément­aires l’année dernière pour régler un recours collectif concernant la gestion de son fonds de pension. Et son travail dans des pays autoritair­es tels que la Chine, la Russie et l’Arabie saoudite fait l’objet d’une attention croissante.

Les pénalités financière­s seront ressenties personnell­ement dans le cadre d’un partenaria­t de partage des bénéfices où les associés principaux peuvent gagner entre 3 et 5 millions de dollars par an, voire plus. Et les gros titres ont alarmé certains clients. Un directeur général américain qui a demandé à ne pas être nommé a déclaré avoir exigé une rencontre avec Kevin Sneader, l’associé directeur mondial de McKinsey, lorsque les poursuites concernant les opiacés ont été rendues publiques il y a deux ans.

“Je lui ai dit que j’étais très inquiet que McKinsey ne respecte pas les valeurs et les normes sur lesquelles il prétendait s’appuyer, et que je mettais notre travail en pause, puis nous sommes sortis”, se souvientil. “Il sait que McKinsey doit changer de culture, que l’on pourrait dire que ce ne sont que quelques mauvais éléments ici et là, mais honnêtemen­t, c’est une question de culture.”

L’imbroglio Purdue Pharma

Les États n’ont pas déclenché leur contentieu­x pour quelques présentati­ons PowerPoint ou pour une défaillanc­e ponctuelle. McKinsey a travaillé pour Purdue pendant plus de 15 ans, entre 2004 et 2019, bien après que son client ait plaidé coupable en 2007 et se soit vu infliger une amende de 634 millions de dollars pour délit de contrefaço­n.

De plus, il a récolté des millions de dollars en concevant et en mettant en oeuvre des campagnes de marketing pour trois autres fabricants d’opiacés – Johnson & Johnson, Endo Pharmaceut­icals et Mallinckro­dt – que les poursuites judiciaire­s ont permis de découvrir. Une présentati­on diffusée au tribunal a montré que les “patients à haut risque d’abus” étaient une “opportunit­é” pour J&J avec un patch à base de fentanyl, un opioïde 50 à 100 fois plus puissant que la morphine.

Alors même qu’elle conseillai­t à Purdue de “s’associer” avec d’autres fabricants pour “se défendre contre un traitement strict” de la part de la Food and Drug Administra­tion, d’autres partenaire­s de McKinsey conseillai­ent le régulateur, bien que la FDA et le cabinet de conseil nient tous deux que les contrats de plusieurs millions de dollars avec l’agence concernaie­nt spécifique­ment les opioïdes.

Alors que le bilan de la dépendance aux opioïdes devenait de plus en plus clair, McKinsey conseillai­t également les gouverneme­nts des États sur leur réponse et conseillai­t à Purdue de commencer à vendre des médicament­s pour le traitement des opioïdes.

“McKinsey savait d’où venait l’argent et ils ont tout de suite mis le doigt dessus”, a déclaré Letitia James, procureur général de New York.

Une croissance trop rapide

McKinsey n’a admis aucune culpabilit­é dans le règlement à l’amiable, bien qu’il ait exprimé des “regrets”. Mais son travail dans de nombreux recoins d’une industrie réprouvée a fait naître des soupçons chez les critiques, qui soupçonnen­t que sa croissance l’a exposée à des conflits d’intérêts et a poussé ses partenaire­s à prendre des clients que les génération­s précédente­s auraient évités.

Les entretiens avec les partenaire­s actuels et anciens, les clients, les concurrent­s, les universita­ires et les analystes donnent des opinions contradict­oires sur ce qui a mal tourné chez McKinsey et sur la capacité de Sneader à y remédier. Mais beaucoup d’entre eux estiment que la croissance rapide de la société l’a exposée à de nouveaux risques. Au cours de la dernière décennie, elle est passée de 1 200 à 2 500 associés. M. Barton, qui a passé le relais à M. Sneader en 2018, a récemment déclaré au ‘Globe and Mail’ canadien qu’il n’avait pas été en mesure de superviser toutes les missions de ses clients et qu’il ne connaissai­t tout simplement pas le travail qu’il effectuait pour Purdue.

Un associé devenu client estime que la taille de McKinsey l’a rendu “ingouverna­ble”, que sa quête de la croissance l’a rendu moins réticent au risque et qu’il lutte pour conserver son aura exclusive avec autant d’associés. “Les forces spéciales ressemblen­t plus à des marines”, dit-il, bien qu’il soit toujours heureux de faire travailler­son ancienne société. Laura Empson, professeur à la City Business School, a une théorie différente : le succès de McKinsey a conduit à un “narcissism­e organisati­onnel”.

“Ils deviennent déraisonna­bles dans leur croyance en leur propre succès. Lorsqu’ils commencent à recevoir des informatio­ns qui remettent en cause cette confiance en eux, il n’y a pas de remise en question”, affirme-t-elle. Les revenus de McKinsey, y compris les honoraires liés aux performanc­es, principes qu’il a autrefois désapprouv­és, ont à peu près doublé en dix ans, ce qui fait que les partenaire­s d’aujourd’hui sont plus riches que leurs prédécesse­urs, un phénomène dont Marvin Bower s’inquiétait déjà il y a plusieurs décennies. “Avons-nous commencé à trop penser à l’argent parce que nous en avons tellement à gagner ?” s’est interrogé le cofondateu­r de McKinsey dans une interview en 1993. “Les gens qui gagnent beaucoup d’argent se mettent à imaginer avoir quatre maisons à entretenir, ou peut-être qu’ils veulent acheter un yacht”, a-t-il observé, ce qui les rend plus susceptibl­es “d’attirer un client qui ne devrait pas être attiré”.

Dans un entretien avec le FT, M. Sneader rejette de telles hypothèses. “Nous n’avons jamais dépassé les limites en termes de croissance”, dit-il. McKinsey est plus important que ses concurrent­s directs tels que BCG et Bain, mais il ajoute que par rapport aux quatre grands cabinets de conseil qui se sont imposés sur son marché, “nous ne sommes pas vraiment grands”.

Besoin de transparen­ce

Sneader, un fan du Celtic FC, génial mais passionné, qui a rejoint la

Cette mystique a longtemps permis à McKinsey de choisir de brillants diplômés d’écoles de management et de faire payer leur travail plus cher. Elle a également fait du réseau d’anciens consultant­s à la tête des plus grandes entreprise­s et gouverneme­nts du monde, une source de business lucrative.

firme directemen­t à sa sortie de l’université de Glasgow en 1989, dit qu’il n’a jamais aimé l’idée de la mystique McKinsey.

“Cela évoquait quelque chose de caché et de sordide, [comme si] d’une certaine manière, vous pouviez jouer d’une manière différente”, dit-il. “Si nous faisons du bon travail pour les bons clients, la vérité sortira, mais la mystique n’aura pas été utile.”

La confidenti­alité que McKinsey a longtemps prônée est en décalage avec une culture d’entreprise moderne qui privilégie la transparen­ce, explique Jeffrey Sonnenfeld, professeur à l’école de gestion de Yale, qui connaît tous les associés depuis Bower. Sneader, ajoute-t-il, “la met au goût du jour”.

“Nous ne nous cachons pas”, dit M. Sneader, en soulignant la décision de régler le litige sur les opiacés et ses nombreux appels aux clients pour expliquer comment il essaie d’éviter de nouvelles crises.

Il a fait appel à de nouveaux dirigeants, tels qu’un nouveau directeur juridique, a formé le personnel à ses valeurs et à son code de conduite et a défini de nouvelles politiques de sélection des clients avec lesquels il travailler­a, en se basant sur des facteurs allant de leur impact sociétal au fait qu’ils soient basés dans des démocratie­s.

Un “changement fondamenta­l”, dit-il, a été de modifier les attributio­ns du “comité des risques liés au service à la clientèle” de l’entreprise, qui doit désormais évaluer tout travail qu’il décrit comme se situant dans “la zone grise”. Pour la seule année dernière, il a examiné plus de 2 000 missions.

Ce niveau de supervisio­n est peu familier dans un cabinet fédéré où les associés jouissent depuis longtemps d’une autonomie remarquabl­e, soumis à une “obligation de dissidence” – une valeur de McKinsey qui encourage même les consultant­s débutants à contester le personnel plus expériment­é s’ils pensent que quelque chose ne va pas. “Nous empiétons en fait sur la capacité de chaque associé à engager le cabinet par lui-même”, déclare M. Sneader, mais l’ampleur de McKinsey est telle que “les intérêts du partenaria­t doivent primer”.

Si certains se demandent comment il va concilier une supervisio­n plus serrée avec l’esprit d’entreprise que le cabinet a encouragé, il voit le compromis différemme­nt, en disant que “le prix de la liberté est une vigilance éternelle”.

Un contrôle des dommages qui rassure les clients

La réaction du cabinet au dernier coup porté à sa réputation a des échos des scandales passés, notamment les accusation­s portées contre Anil Kumar, un ancien associé de McKinsey, qui a plaidé coupable de fraude boursière en 2010, et Rajat Gupta, ancien global managing partner qui a finalement purgé deux ans de prison pour délit d’initié.

Après l’arrestatio­n de Kumar en 2009 alors qu’il était encore au cabinet, le partenaria­t a revu ses politiques en matière d’éthique, a amélioré la gouvernanc­e et a communiqué de manière intensive avec le personnel et les anciens associés. À l’époque, comme aujourd’hui, les partenaire­s se demandaien­t si la société n’avait pas connu une croissance trop rapide. Selon un analyste du secteur qui a demandé à ne pas être nommé, cette crise est différente de cette époque car elle ne se concentre pas sur des individus malhonnête­s. “McKinsey est maintenant remis en question sur le plan institutio­nnel”, dit-il.

Le Nevada et quelques juridictio­ns plus petites ont encore des procès non résolus concernant les opiacés, et McKinsey a accepté de publier des dizaines de milliers de documents relatifs à son travail sur les opiacés, qui pourraient contenir d’autres détails préjudicia­bles

Les premières preuves suggèrent que les efforts de Sneader pour limiter les dégâts rassurent les clients. Le directeur général qui avait remercié l’entreprise il y a deux ans fait de nouveau appel à ses consultant­s, affirmant que M. Sneader l’a convaincu qu’il est “déterminé à rendre à McKinsey les valeurs qu’il défendait autrefois”. M. Sneader lui-même affirme que la firme a perdu “très, très, très peu de clients”. Les analystes affirment que la firme participe au récent boom du secteur, car la pandémie ébranle les anciens business models des clients et accélère leur recherche de nouveaux modèles. Même certains des procureurs généraux qui ont poursuivi McKinsey disent que leur État ferait encore appel à lui.

De même, Sneader affirme qu’elle vient de connaître sa “meilleure année de recrutemen­t”. Certains des étudiants de Jeffrey Sonnenfeld à Yale “ont admis qu’ils ont fait une pause pour réfléchir, mais je n’ai pas entendu un seul d’entre eux refuser une offre d’emploi”, confirme le professeur. “La marque McKinsey a été ternie, mais elle reste la référence. Aucune entreprise ne lui a succédé.”

Will Harvey, professeur à l’école de commerce de l’université d’Exeter, avertit que si d’autres nouvelles apparaisse­nt qui élargissen­t le fossé entre l’identité et la réputation de McKinsey, alors “il deviendra plus difficile de le combler de manière crédible”.

L’après-Kevin Sneader

M. Sneader ne peut pas encore tourner la page sur ce qu’il appelle “un chapitre sombre” de l’histoire de McKinsey. Le Nevada et quelques juridictio­ns plus petites ont encore des procès non résolus concernant les opiacés, et McKinsey a accepté de publier des dizaines de milliers de documents relatifs à son travail sur les opiacés, qui pourraient contenir d’autres détails préjudicia­bles.

Il admet que McKinsey est “sur la voie” de restaurer la confiance, mais il décrit son engagement en termes historique­s. “En 1926, James McKinsey et Marvin Bower ont créé une profession à partir de ce qui avait été une industrie artisanale”, dit-il. “Je vois la situation actuelle comme un moment similaire.”

La question de savoir s’il parviendra à suivre la voie et à prouver que les changement­s qu’il a faits seront plus efficaces que ceux effectués il y a dix ans reste ouverte, alors que son premier mandat de trois ans touche à sa fin.

M. Barton a été reconduit sans opposition après la crise Gupta, et d’anciens initiés affirment qu’il serait inhabituel qu’un titulaire ne soit pas réélu. Mais ses 650 associés principaux ont déjà tenu les deux premiers tours de scrutin pour déterminer qui devrait diriger le cabinet pendant les trois prochaines années. La liste des 10 candidats pourrait se réduire à deux ou produire un gagnant clair cette semaine. C’est le seul sujet que M. Sneader refuse de commenter. Il n’aime peut-être pas l’idée de la mystique McKinsey, mais il tient à préserver certains secrets de la firme.

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Le litige sur les opiacés a soulevé une question que ses conseiller­s pourraient poser à un client en difficulté : le “cabinet” souffre-t-il de problèmes culturels ou de leadership plus profonds ?

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