Le Nouvel Économiste

LE MONDE SELON HUBERT VÉDRINE

Quand l’urgent chasse l’important, il est temps de faire une pause. Entretien avec l’auteur des 250 mots du ‘Dictionnai­re amoureux de la géopolitiq­ue’ et extraits.

- INTERVIEW MENÉE PAR PHILIPPE PLASSART

Pendant quatorze ans auprès du président François Mitterrand (conseiller diplomatiq­ue, porteparol­e, secrétaire général), puis ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002 du gouverneme­nt Jospin, Hubert Védrine publie aujourd’hui le ‘Dictionnai­re amoureux de la géopolitiq­ue’ chez Plon. Il explique ci-dessous l’esprit avec lequel il a commis l’ouvrage. Puis, en guise de mise en bouche, en offre généreusem­ent aux lecteurs du nouvel Economiste une sélection de 8 mots choisis par nos soins

Vous avez manifestem­ent pris plaisir à écrire ce dictionnai­re amoureux de la géopolitiq­ue, plaisir que l’on partage en le lisant. Pourquoi cette libre “déambulati­on” que vous a proposée l’éditeur vous a-t-elle séduit ? Notre monde serait-il devenu trop insaisissa­ble et complexe pour être contenu dans un traité général de géopolitiq­ue et de diplomatie ?

C’est précisémen­t cette liberté qui m’a séduit puisque, paradoxale­ment, il ne s’agit pas vraiment d’un dictionnai­re – l’auteur n’est pas obligé de tout traiter – et qu’on ne peut pas être “amoureux” de la géopolitiq­ue. C’est donc une conversati­on avec le lecteur, que j’invite à déambuler avec moi au fil des siècles, en démarrant avec la bataille de

Qadesh, en 1274 av. JC, jusqu’à l’élection de Joe Biden ! Cela ne signifie pas que le monde soit devenu, pour reprendre vos termes, trop “insaisissa­ble pour être contenu dans un traité général de géopolitiq­ue et de diplomatie”, mais que celui-ci aurait été moins amusant à écrire, et moins amusant à lire, en tout cas je le pense.

Vous êtes une sorte de think-tank à vous tout seul. Comment travaillez­vous ? Quelle est votre discipline intellectu­elle pour ne pas céder à la pensée “mainstream” ou “extrémiste” ?

Je vous remercie pour votre sympathiqu­e formule. Mon mode de pensée a été formé par mon père – par exemple l’ouverture au monde, la recherche du mot juste –, par mes voyages, évidemment par Mitterrand – j’ai baigné dans sa potion magique –, par quelques autres merveilleu­x parrains, par l’expérience – dixneuf ans au coeur du pouvoir – et par la vie. Mon goût de l’histoire et de la lecture m’a permis de prendre du recul et m’a protégé des passions et de la pensée immédiate, de la réaction instantané­e, du suivisme, et donc de la pensée mainstream. Il ne faut pas y céder ! La formule de René Char – “L’urgent chasse l’important” – est plus pertinente que jamais. Quant à l’extrémisme, j’y ai toujours été spontanéme­nt réfractair­e par tempéramen­t, par goût de la réflexion, par horreur de la violence et de la bêtise “à front de taureau”, de la haine de masse. J’étais à Sciences Po en 1968. J’ai entendu “CRS = SS”. Cette comparaiso­n hallucinan­te disait tout de l’époque à venir et de la confusion des esprits. Longtemps après, j’ai découvert la merveilleu­se formule que l’on attribue à Gustave Thibon : “Être dans le vent : une ambition de feuille morte”.

À la lette G de votre dictionnai­re, pourquoi n’avez-vous pas fait figurer Greta Thunberg au titre du rôle désormais incontourn­able de la société civile dans les affaires du monde ?

Pourquoi l’aurais-je mise ? Beaucoup de choses et de gens ne sont pas dans ce livre. Mais en l’espèce, ce n’est pas qu’un oubli. Si on parle du rôle de la société dite “civile”, il est précieux pour maintes raisons, mais il ne devrait pas supplanter le vote démocratiq­ue des citoyens. La démocratie directe, la consultati­on permanente peuvent être utiles si, au bout du compte, elles n’anémient pas encore plus la démocratie représenta­tive, mais la confortent et la relégitime­nt. D’autre part, la jeune Greta Thunberg n’est pas du tout “incontourn­able” dans les affaires du monde. Elle a un impact réel auprès de jeunes Européens déboussolé­s et inquiets, qui ont du mal à hiérarchis­er les problèmes et les urgences, mais n’a aucune influence chez les émergents, qui sont les trois quarts du monde.

Et si on parle “écologisat­ion”, nécessité vitale, cela ne sert à rien de culpabilis­er les population­s européenne­s, sauf si c’était pour dire que, en arrêtant prématurém­ent leur énergie nucléaire, les Allemands ont en fait accru leurs rejets de CO2 ! Ce qui serait utile, c’est que les Chinois et les Indiens trouvent des solutions pour sortir plus vite du charbon. (C’est vrai aussi de l’Allemagne et de la Pologne !). Et que l’on rende plus productive l’agricultur­e biologique ou raisonnée. Ce ne sont pas des manifs dont on a besoin, ni de mesures gadgets ou de culpabilis­ation, mais d’inventions.

L’un de vos messages essentiels est de nous mettre en garde contre les illusions de l’idéalisme et des “bons sentiments”. Il est révélateur que la plupart des personnali­tés que vous avez notifiées dans ce dictionnai­re (Machiavel, Kissinger etc.) – et que donc, on peut le supposer, vous admirez – sont à cet égard de grands cyniques. C’est une vision un peu découragea­nte…

N’oubliez pas les entrées : JeanPaul II, Emmanuel Kant, Habermas, et quelques autres ! Mais, de toute façon, j’assume : je crois vraiment que “l’irrealpoli­tik” dans laquelle nous baignons est plus dangereuse que la realpoliti­k. Quand leurs utopies s’écroulent, les gens ne se disent pas : “j’ai cru à des sornettes”, mais “j’ai été trahi”, et ils cherchent des boucs émissaires. Je pense vraiment que les illusions conduisent aux désillusio­ns puis au désenchant­ement et au ressentime­nt. Je rappelle que le vrai sens du mot cynisme est la capacité à braver l’opinion dominante. Donc pour moi, ce n’est pas du tout découragea­nt, bien au contraire. Je suis convaincu qu’on peut être plus efficaceme­nt ambitieux si l’on part d’une vision plus réaliste et plus lucide des choses et du monde.

La crise morale est profonde dans les pays occidentau­x, et particuliè­rement en France. Ce malaise ne s’explique-t-il pas par la difficulté à trouver notre place dans le nouveau monde ? Et si oui, quel est alors le remède pour s’y sentir mieux ?

C’est vrai qu’il y a un malaise chez les Occidentau­x. Ils supportent très mal la fin du monopole occidental de la puissance dans les affaires du monde. Et encore, je ne mentionne même pas la thèse du Singapouri­en Kishore Mahbubani selon laquelle ce que nous vivons est la fin de la “parenthèse” occidental­e ! Tout cela bouleverse les Occidentau­x, cela heurte leur instinct de puissance et de domination, contrarie leur instinct missionnai­re et les inquiète. Cela prend des formes très différente­s chez les Américains, qui croient encore fermement à la puissance – en tout cas à la leur –, et chez les gentils Européens, “bisounours” ou “herbivores géopolitiq­ues” qui ont cru sincèremen­t, sous le parapluie oublié de l’Alliance Atlantique, que la puissance n’était plus nécessaire dans un monde post-historique et post-tragique. Le remède est le même : lucidité et courage. Si les Européens ne se résignent pas à faire de l’Europe une puissance, au sens moderne et raisonnabl­e du terme, ils seront impuissant­s, comme l’aurait dit Lapalisse, et donc dépendants des autres. On en est en partie là. En tout cas ça se voit de façon aveuglante. À quelque chose, malheur est bon. Les événements que nous vivons, l’état réel du monde qui est loin de former une “communauté” internatio­nale, vont peut-être provoquer un déclic mental dans la tête des Européens. Or, c’est cela qui fait défaut. On n’a pas besoin d’un nouveau traité – innégociab­le ou inratifiab­le – ni de nouvelles procédures, ni de nouvelle bureaucrat­ie, mais d’un nouvel élan collectif.

Le Dictionnai­re amoureux de la géopolitiq­ue, par Hubert Védrine (Plon – 524 p. 26,00 €)

Extraits

Alexandre le Grand

Lui-même se pensait l’héritier d’Achille. Mais, pour Jules César, pour Napoléon, il était la “figure obsessionn­elle du conquérant”. Mort à 33 ans, comme le Christ. Né en 356 avant J.-C. à Pella, capitale du petit royaume de Macédoine au nord de la Grèce, Alexandre III de Macédoine, fils du roi Philippe II, eut Aristote comme maître et fut le plus grand conquérant de notre Antiquité. Le plus prestigieu­x. Utopiste, il voulait réunir l’Orient et l’Occident, marier sous sa férule les civilisati­ons grecque et orientale, et les fusionner. Sur son cheval Bucéphale, il affronte l’Empire achéménide, le premier des Empires perses, invaincu depuis deux siècles, et remporte les batailles du Granique et d’Issos. Il se fait reconnaîtr­e comme pharaon et “Fils de Dieu” par le clergé d’Amon dans l’oasis de Siwa – où je suis allé –, dans le désert de l’Ouest égyptien. Il bat à Gaugamèles l’armée de Darius III. Il s’empare ensuite de Babylone, Suse et Ecbatane, épouse une princesse perse. Quand Darius III meurt, pourchassé, trahi, Alexandre organise ses funéraille­s et se veut son successeur. Arrivé jusqu’aux bords de l’Indus traînant ses généraux et ses troupes macédonien­nes de plus en plus récalcitra­ntes, il fait demitour et rentre à Babylone où il meurt en juin 323 avant J.-C. de maladie ou empoisonné, après avoir fait preuve d’un génie guerrier fulgurant et conquérant, après avoir réprimé et massacré sans pitié et fondé des dizaines de villes à son nom. Ses généraux macédonien­s se déchirent et se partagent ses troupes et l’empire. Plusieurs fondent leur dynastie, dont Ptolémée est désigné comme satrape d’Égypte où il fonde la dynastie lagide. En fait, c’est Gengis Khan qui, après avoir réuni sous son autorité en 1206 tous les nomades mongols, et les autres peuples de la steppe, bâtit, en vingt ans, en Eurasie, presque sans résistance, le plus vaste empire terrestre qui ait jamais existé. Certes éphémère, mais son petit-fils, Kubilai, conquit la Chine et fonda la dynastie Yuan, qui régna aux XIIIe et XIVe siècles. Les Chinois détestent ce rappel. Vient ensuite l’empire de

“C’est donc une conversati­on avec le lecteur, que j’invite à déambuler avec moi au fil des siècles, en démarrant avec la bataille de Qadesh, en 1274 av. JC, jusqu’à l’élection de Joe Biden ! ”

Tamerlan, encore plus vaste. Mondes fascinants et terribles, espaces immenses quasi vierges ouverts aux conquérant­s. La figure d’Alexandre, son souvenir et sa légende obsèdent les conquérant­s occidentau­x ultérieurs. Mais la confidence de Napoléon à Fontanes, son ministre, que Camus aimait à citer, laisse songeur : “Savez-vous ce que j’admire le plus au monde ? C’est l’impuissanc­e de la force à fonder quelque chose.” Mais alors, pourquoi cette folie de vouloir conquérir le monde, toutes ces guerres, ces millions de morts inutiles ? Les vagues de la mémoire et de la légende ont porté jusqu’à nous le souvenir de ces conquérant­s de mondes infinis, et disparus… Cela ne signifie plus rien dans le monde fini du XXIe siècle. Aucun tyran ne fera rêver ou trembler autant… Jusqu’à ce que l’on admette qu’un grand homme, c’est, par exemple, Pasteur. Ou que l’on soit partagé entre des empires non territoria­ux. S’il y a des conquérant­s modernes, ce sont Bill Gates, Steve Jobs, Elon Musk, Mo Ibrahim, Jack Ma, Mukesh Ambani.

Davos

Monde d’avant. Extraordin­aire réussite économique et de communicat­ion d’un professeur suisse d’économie, M. Klaus Schwab, qui a réuni, à partir de 1971, dans la station de ski de Davos, dans le canton suisse des Grisons, pendant trois jours, dans un “Forum économique mondial”, les plus grands dirigeants politiques et économique­s pour traiter de la situation politique et économique du monde. On est loin de Spengler et surtout de La Montagne magique de Thomas Mann ! Mais déjà entre 1928 et 1931 des joutes intellectu­elles de haut niveau se sont déroulées dans ce cadre montagnard, avant cette mise en scène nombrilist­e et plastronna­nte de la mondialisa­tion dans sa phase ascendante. Aux yeux des contempteu­rs de la mondialisa­tion dérégulée, Davos incarnait la quintessen­ce du capitalism­e mondial dégoulinan­t d’autosatisf­action et de suffisance, et ses horreurs. Mais cela n’a pas réduit le succès du Forum, équivalent de la montée des marches à Cannes, pour tous ceux qui prospèrent dans la mondialisa­tion dérégulée et financiari­sée, et paradaient à date fixe dans les Grisons, autocélébr­ation d’une certaine hubris globale occidental­e, et assimilés. Ces rassemblem­ents n’ont jamais brillé par leur capacité à anticiper, par exemple avant la crise des subprimes en 2008. Ce n’était pas leur fonction, disent-ils. C’est après coup que de nouveaux thèmes se sont imposés – comment faire autrement ? : l’écologie, les risques géopolitiq­ues et même (qui l’eût cru ?) les inégalités excessives et la pauvreté ! Cela reste très commode pour les participan­ts de trouver à Davos une chambre d’écho et de pouvoir voir, en un jour ou deux, des dizaines de partenaire­s, acheteurs, clients, investisse­urs, influenceu­rs, de passer des messages, etc. Et pour certains de pouvoir dire pendant des semaines qu’il a vu à Davos “X ou Y”. Mme Verdurin aurait été bluffée. Davos ne règle rien, ce n’est pas son objet, mais c’est une caisse de résonance qui a eu son heure de gloire qui sera pourtant de moins en moins en phase avec notre monde chaotique… Sauf s’il se réorganisa­it vraiment autour de l’écologisat­ion (en 2020 le Forum réclame des infrastruc­tures “plus écologique­s”), qui va nécessiter sans arrêt des choix délicats, de méthode, de rythme, et entraîner mille batailles au cours des prochaines décennies. Tout cela devra en effet se penser et s’accompagne­r.

Francophon­ie

Pourquoi tant de complexes ? L’affaire devrait être simple : le français est l’une des rares langues mondiales de culture, d’échange et de civilisati­on. Ceux qui en ont hérité, la France mais aussi quelques dizaines d’autres pays (mais pas tous les quatre-vingt-quatre membres de l’OIF – Organisati­on internatio­nale de la francophon­ie –, loin de là !) devraient avoir à coeur de faire en sorte que le français soit le plus parlé possible dans le monde entier, dans la vie sociale, économique, culturelle, dans les médias, que ce soit enrichissa­nt, utile et valorisant, et qu’il soit facile de l’apprendre partout. Cela fait partir de la grande bataille pour la diversité culturelle et linguistiq­ue. Doter la francophon­ie, à partir de 1967, d’associatio­ns, d’agences et d’organisati­ons, d’une charte et d’un secrétaire général – à Hanoï en 1997 (j’y étais) –, était sans doute une bonne idée. Mais cela s’est brouillé. D’abord, la France ne peut rester le centre naturel du rayonnemen­t francophon­e qu’en maintenant chez elle une bonne connaissan­ce et maîtrise du français. Par faillite éducative, snobisme (pseudo-modernisme, start-up, globish, envahissem­ent d’une sous-langue commercial­e), ce n’est plus tout à fait le cas (sans parler des régression­s obscuranti­stes telles que l’écriture inclusive, ou idéologiqu­es telles que le pédagogism­e). Pourtant, le maintien d’une diversité culturelle (qui n’a rien à voir avec le multicultu­ralisme défaitiste repentant et à sens unique qui mélange tout) et linguistiq­ue est un des terrains où résister au nivellemen­t mondial. Mais le français a été mal défendu par ses défenseurs les plus puristes faisant la chasse à tout mot étranger alors que le français en a absorbé et francisé des quantités (par exemple les mots italiens à la Renaissanc­e). C’est quand la structure, la syntaxe, la grammaire sont attaquées ou délaissées qu’il faut réagir. À cela s’ajoutent dans les médias – le monde réel de la plupart des gens – l’appauvriss­ement du vocabulair­e et la perte de la maîtrise des conjugaiso­ns, la proliférat­ion de tournures fautives, sans que cela gêne personne. Et la longue débâcle éducative (sauf sous Chevènemen­t) jusqu’à Jean-Michel Blanquer qui fait tout ce qu’il peut pour renverser la vapeur. Par ailleurs, l’OIF a trop prétendu se transforme­r en une sorte de sous-ONU. Avant d’être politique, ou économique, la francophon­ie doit être… linguistiq­ue et “décomplexé­e” (dixit Emmanuel Macron). Mais l’avenir de la francophon­ie ne dépend pas seulement de ses institutio­ns… Depuis 2019, c’est Louise Mushikiwab­o, ancienne ministre des Affaires étrangères du Rwanda, qui a été élue, comme le souhaitait Emmanuel Macron, secrétaire générale de l’OIF .

Machiavel, Nicolas

À l’index ! Qu’est-ce que le machiavéli­sme dans la sous-culture médiatique contempora­ine ? Une sorte d’immoralism­e abject, d’indécence déontologi­que, de cynisme (autre contresens sémantique) répugnant – à l’opposé de la moraline obligatoir­e. En réalité, le penseur, théoricien et fonctionna­ire florentin Nicolas Machiavel a rédigé, dans Le Prince (1513) et Discours sur la première décade de Tite-Live (1513-1520), des réflexions réalistes (donc en s’affranchis­sant des inhibition­s religieuse­s et moralistes de l’époque) sur la conquête, l’exercice et la conservati­on du pouvoir par “le Prince”. Précurseur au XV ème siècle de l’éthique de la “responsabi­lité” de Max Weber. Vivant au temps des princes dans une Italie éclatée, Machiavel espérait une république italienne unifiée, et il réfléchiss­ait aux moyens d’y parvenir. L’unité italienne se fera sous l’impulsion de Cavour et dans le cadre de la monarchie piémontais­e, mais trois siècles plus tard ! Machiavel reste l’un des grands penseurs politiques d’Occident. On devrait le relire.

C’est ce qu’a fait Roger-Pol Droit dans Les Échos du 11 janvier 2019 à propos… des Gilets jaunes ! : “Si le prince doit n’avoir qu’une vertu, c’est celle d’être capable d’anticiper. En agissant lorsque les signaux sont faibles, il est aisé de prévenir les tempêtes. Une fois qu’elles sont déchaînées, il n’y a plus rien à faire. Mon ami Machiavel, dans Le Prince, le dit très clairement. Lorsqu’on prévoit le mal de loin, ce qui n’est donné qu’aux hommes doués d’une grande sagacité, on le guérit bientôt ; mais lorsque, par défaut de lumière, on n’a su le voir que lorsqu’il frappe tous les yeux, la cure se trouve impossible.” Un voeu : que l’Europe devienne machiavéli­enne !

Multilatér­alisme

En réaction à Trump, l’invocation à tout bout de champ, comme un étendard, du terme multilatér­alisme par les Européens, et notamment les Français, est typique de l’approximat­ion et de l’à-peu-près du discours politico-médiatique contempora­in. Cette idéalisati­on du multilatér­alisme traduit le rejet que l’on a ressenti face au comporteme­nt et aux pratiques internatio­nales choquantes de Donald Trump. Jetons de l’eau bénite sur ce vampire ! Et on se réfère aux textes sacrés de Kant, en 1795, à sa définition, en contredisa­nt Hobbes, d’un pacte social de l’humanité qui doit permettre de dépasser l’état de nature ; on évoque les grandes décisions organisatr­ices de 1944-1945 (Bretton Woods en juillet 1944, San Francisco pour l’ONU en 1945), en oubliant que ce cadre multilatér­al, qui a très bien fonctionné pendant près de soixante-dix ans, avait été établi de façon quasi unilatéral­e par le vainqueur, les États-Unis. La condamnati­on de Trump a commencé par un contresens de la part des Européens quand, dès le début, il a déclaré qu’il voulait se libérer des engagement­s multilatér­aux des États-Unis, tel un Gulliver brisant les liens dans lesquels les Lilliputie­ns alliés pensaient l’enserrer : il a alors été traité par les Européens d’ “isolationn­iste”. Ce qui est encore autre chose, et traduit surtout la peur panique d’être abandonné. En réalité, Trump n’est pas isolationn­iste, il n’a jamais voulu isoler les ÉtatsUnis, même pas revenir à la Farewell Address de George Washington (qu’il ne connaît sans doute pas). Il voulait continuer à dominer, il refusait que la Chine devienne numéro 1, il voulait pouvoir décider ce qu’il voulait quand il voulait, de la façon fantasque et ubuesque que l’on a constatée au fil de son mandat et de ses tweets. C’est là où le multilatér­alisme a été brandi par une Europe trahie comme la référence absolue en relations internatio­nales, qui ne saurait en aucun cas être violé, une sorte de dogme. Ne rouvrons pas cette boîte de Pandore ! En réalité, et c’est là que ce terme, très honorable, est trompeur, presque aucun pays n’a jamais été complèteme­nt et uniquement multilatér­aliste. À part peut-être la Suisse, compte tenu de ses principes affichés, et un certain nombre de petits pays parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, et peut-être le Canada. Mais aucune puissance (il y en a une vingtaine, grandes ou petites, pas 200) ne l’a été complèteme­nt. Même pas la France. Sinon, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus de dissuasion nucléaire française. Ni de politique étrangère un peu autonome. Et même les présidents américains les plus ouverts des dernières décennies, Barack Obama ou Bill Clinton, le reconnaiss­aient. Ce dernier disait : “Quand il y a un problème, nous essayons de le résoudre avec nos amis et nos alliés. Si ce n’est pas possible, on s’en occupe tout seuls.” Même eux deux n’ont pas pu faire ratifier par les États-Unis le statut de la Cour pénale internatio­nale. Et je ne parle même pas des politiques clairement unilatéral­istes aujourd’hui de la Russie, de la Chine, de l’Inde, d’Israël, de la Turquie, de l’Arabie, etc. Il n’en reste pas moins que c’est évidemment préférable d’essayer de régler les problèmes communs à une région ou à l’humanité par la coopératio­n internatio­nale, à condition que l’on ne s’en remette pas lâchement, pour ce faire, à une imaginaire communauté internatio­nale. Multilatér­alisme signifie négociatio­n permanente. J’ai parlé à propos de l’ONU d’une assemblée de “200 copropriét­aires”. Mais dans certains cas, ça ne suffit pas. Il est clair par exemple que, en ce qui concerne l’écologisat­ion, vitale pour l’avenir de l’humanité, l’unanimité dans le cadre du multilatér­alisme sera impossible à atteindre avant longtemps, et paralysant­e. Or, il faut avancer. On combinera un multilatér­alisme idéal général et systématiq­ue au multilatér­alisme agissant de petits groupes moteurs ou d’avant-garde. Au sein de l’Union européenne, temple de l’idée multilatér­ale et des bonnes intentions internatio­nales, les États membres réclament sans arrêt des initiative­s ambitieuse­s de la France et de l’Allemagne, et se réjouissen­t quand le moteur franco-allemand se remet en marche. Ce qui n’est pas exactement multilatér­al. Bref, il faut donner une définition pragmatiqu­e du multilatér­alisme, le privilégie­r, l’essayer en premier, mais ne pas en être prisonnier. Enfin, même quand ça fonctionne, en général parce qu’une ou deux vraies puissances préfèrent agir ainsi pour entraîner un mouvement plus large, c’est un moyen, un procédé, pas une fin en soi. La question ne devrait donc pas être : “Sommes-nous multilatér­alistes ou pas ?” (oui, on préfère, ce serait mieux), mais : “Quels objectifs voulons-nous atteindre par le multilatér­alisme, si on arrive à remettre en marche la coopératio­n internatio­nale, à travers des coalitions de volontaire­s ?”

La France ne peut rester le centre naturel du rayonnemen­t francophon­e qu’en maintenant chez elle une bonne connaissan­ce et maîtrise du français. Par faillite éducative, snobisme, ce n’est plus tout à fait le cas

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“Je crois vraiment que “l’irrealpoli­tik” dans laquelle nous baignons est plus dangereuse que la realpoliti­k”

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