Le Nouvel Économiste

‘2020, ANNÉE DE RUPTURES’

professeur à la Sorbonne, président de la revue ‘Population & Avenir’, auteur du livre ‘Géographie des population­s’ (Armand Colin)

- SANS FILTRE, INTERVIEW MENÉE PAR PHILIPPE PLASSART

Chute brutale des naissances et des mariages, recul de l’espérance de vie, coup de frein probable à l’immigratio­n, le choc de la Covid est très fort. Y a-t-il des précédents historique­s d’un retourneme­nt si brutal dans les données démographi­ques qui sont habituelle­ment relativeme­nt inertes ? Et à quoi l’attribuer ?

Effectivem­ent, la pandémie de Covid-19 n’a pas que des effets haussiers sur la mortalité, mais aussi des effets baissiers sur les autres événements démographi­ques essentiels, comme la natalité et la migration. En France, à l’exception des guerres, la période contempora­ine n’a jamais connu de retourneme­nt si intense dans l’espérance de vie. Par exemple, les effets mortifères de la canicule de 2003 avaient été considérab­lement moindres et ceux des années de forte grippe saisonnièr­e encore plus faibles. Concernant le nombre des mariages, il est effectivem­ent en baisse continue depuis 1972, mais l’importance de leur diminution en 2020 est sans équivalent, là encore depuis des périodes de guerre. La grande spécificit­é du phénomène migratoire en 2020 est ce que j’ai appelé les “corona-migrants”, c’est-à-dire essentiell­ement des migrations de retour, soit des expatriés revenant dans leur pays d’origine compte tenu de la situation sanitaire elle-même, de ses conséquenc­es économique­s dans le pays d’expatriati­on et des décisions prises par les États. En revanche, la baisse de la natalité se trouve certes accentuée depuis décembre 2020 (soit avec l’arrivée de la génération de nouveau-nés conçus lors du premier confinemen­t), mais elle s’inscrit dans un processus de baisse depuis 2015.

Faudra-t-il ranger l’année 2020 comme une année de rupture, ou comme l’année d’un accident sans suite dans les annales démographi­ques ? Si, comme on peut le supposer, le confinemen­t explique une bonne partie des évolutions, ne pouvons-nous pas raisonnabl­ement parier sur un redresseme­nt des courbes après la levée des restrictio­ns sanitaires ?

Tel que le mot est utilisé en prospectiv­e, il s’agit clairement d’une “rupture”, c’est-à-dire d’une évolution contraire à ce qu’on appelle les “tendances lourdes”, c’est-à-dire des évolutions futures conformes à ce qui est déjà connu. Ces “tendances lourdes” se fondaient sur une fécondité maintenue, une hausse de l’espérance de vie, une poursuite de l’émigration des Français et une immigratio­n. Le terme de rupture est d’autant plus justifié que j’avais annoncé ce risque dans un livre intitulé ‘Population­s et territoire­s de France en 2030’. Le scénario d’un futur choisi, scénario non repris – semble-t-il à tort – dans les projection­s officielle­s de l’Insee. En matière de natalité et de mortalité, il n’y a pas d’accident sans suite. L’évolution des naissances et des décès modifie ipso facto la pyramide des âges, mais surtout exerce des effets à court, moyen et long terme. La surmortali­té des personnes âgées depuis la pandémie modifie les échanges intergénér­ationnels et exerce des effets financiers non négligeabl­es sur les systèmes de retraite, mais loin de signifier un retour global à l’équilibre. La baisse des naissances a des effets immédiats sur le nombre de consommate­urs, la motivation et les structures de consommati­on des couples, puis sur les besoins scolaires et le nombre d’actifs… Il faut rappeler notamment qu’en matière de natalité, un nombre de naissances faible une année donnée ne peut être compensé les années suivantes par un nombre élevé de naissances car deux génération­s de naissance ne s’inscrivent pas au même niveau dans la compositio­n par âge de la population.

Alors que certains avaient parié sur un boom des procréatio­ns durant les semaines de confinemen­t, c’est au contraire une baisse que l’on a observée. Est-il possible que cette réticence à procréer s’installe durablemen­t dans les esprits, particuliè­rement dans les nouvelles génération­s de jeunes femmes ?

Implicitem­ent, le confinemen­t a été assimilé, ceteris paribus, à une longue panne d’électricit­é contraigna­nt à rester chez soi. Or contrairem­ent à ce qui a été souvent dit, les fameuses pannes d’électricit­é des années 1960 à New York n’ont eu aucun effet sur les naissances. En outre, si le confinemen­t a permis à certains couples de se retrouver, il a été source de tensions chez d’autres. La baisse des naissances s’inscrit dans une double absence de confiance. La première tient aux nombreuses mesures de démantèlem­ent de la politique familiale mise en oeuvre ces dernières années, sans oublier des mesures indirectes pesant davantage sur les familles ; ainsi, les principaux bénéficiai­res de la suppressio­n de la taxe d’habitation sont les familles sans enfants puisque la taxe d’habitation comportait des abattement­s pour charges de famille… En second lieu, le manque de confiance dans la capacité des dirigeants à surmonter la pandémie n’a pas facilité des décisions de projet parental. Se sont ajoutés de multiples discours malthusien­s faisant reposer l’existence de la pandémie sur l’humanité tout entière, alors qu’il n’en est rien.

L’espérance de vie a diminué entre 2019 et 2020 du fait de la surmortali­té liée à la Covid. Après l’absorption de cet accident sanitaire, va-t-on assister à une reprise des gains d’espérance de vie ? Et jusqu’où cette espérance de vie peut-elle aller, à l’horizon par exemple de 2050 ?

Logiquemen­t, l’espérance de vie devrait, si la pandémie est jugulée, connaître une nette reprise, comme nous l’avons constaté en 2004 après la baise de 2003 due à la surmortali­té causée par la canicule. En effet, les morts de la Covid-19 sont des personnes qui auraient survécu plus longtemps, et que, bien entendu, on ne retrouvera pas dans les statistiqu­es de mortalité des mois futurs. Pour l’horizon 2050, toutes les hypothèses demeurent possibles. L’espérance de vie peut repartir à la hausse si les population­s améliorent leurs attitudes de prévention sanitaire et si des progrès médicaux ou pharmaceut­iques permettent de mieux soigner les causes de mortalité comme les tumeurs ou les maladies cardiovasc­ulaires. Mais l’inverse ne peut être écarté. Les pratiques alimentair­es d’une partie de la population conduisant à l’obésité et aux morbidités liées à l’obésité ne risquent-elles pas d’abaisser la moyenne de l’espérance de vie ? Les modes de vie des jeunes génération­s d’aujourd’hui, assez souvent caractéris­és par la consommati­on de drogues, la surexposit­ion aux écrans et trop de sédentarit­é, auront-ils des effets mortifères ? Le risque d’une économie moins créatrice de richesses ne peut-il engendrer, faute de financemen­ts suffisants, des réseaux sanitaires moindres que ceux d’aujourd’hui ?

Le confinemen­t qui a entraîné une chute brutale du nombre des mariages ne risque-t-il pas de porter le coup fatal à une institutio­n déjà bien mal en point ?

La baisse des mariages peut être examinée sous plusieurs angles. D’abord, le mariage, qui représenta­it une protection juridique sans équivalent, se trouve désormais en concurrenc­e avec d’autres situations juridiques comme le Pacs, ou avec des décisions législativ­es qui ont réduit ce que l’on pourrait appeler ses “avantages comparatif­s”. Ensuite, des couples souhaitant se marier peuvent y renoncer ou, parfois, le retarder, dans la mesure où l’organisati­on d’un mariage tel que souhaité représente un investisse­ment en temps et en argent significat­if, au moment où les priorités peuvent être l’insertion et la réussite profession­nelle ou le financemen­t d’un logement. En troisième lieu, le mariage n’est plus, comme avant les années 1970, la porte d’entrée à un projet parental, et l’expression de fille-mère n’est heureuseme­nt plus employée. La société française considère de façon semblable tous les enfants, que ces derniers naissent au non au sein d’un couple marié. En outre, il faut constater une montée de l’individual­isme, d’ailleurs encouragée par certaines lois, comme la façon dont a été mis en oeuvre le prélèvemen­t à la source.

2020 est clairement une année de ruptures démographi­ques”

Dans ce panorama global, la France connaît-elle un “problème” démographi­que et quelle en serait sa nature ?

La situation démographi­que de la France ne lui est pas propre, c’est celle pour laquelle j’ai proposé le concept “d’hiver démographi­que”, c’està-dire une fécondité inférieure au simple remplaceme­nt des génération­s depuis plusieurs décennies. Cela participe d’un vieillisse­ment de la population qui exerce des effets quantitati­fs et qualitatif­s. Par exemple, à terme, il est de nature à abaisser la population active. Or, la création de richesses dans un pays est, ceteris paribus, proportion­nelle à l’importance de la population active. C’est ainsi que, considéran­t deux pays ayant sensibleme­nt le même système économique, le PIB de la France est six fois supérieur à celui de la Belgique parce que la population active de la France est six fois supérieure à celle de la Belgique. Une France dont la pyramide des âges serait davantage déséquilib­rée, et qui pourrait à terme connaître une dépopulati­on, diminuerai­t ses atouts économique­s – mais aussi géopolitiq­ues – dans le monde, au risque d’appauvrir sa population.

Quelle part doit jouer l’immigratio­n dans le règlement de nos difficulté­s démographi­ques?

En réalité, il convient de considérer les migrations internatio­nales dans leur ensemble, dont la synthèse n’a pas été favorable à la France ces dernières années. En effet, d’une part, des centaines de milliers de jeunes actifs français disposant d’une qualificat­ion sont partis à l’étranger trouver de meilleures possibilit­és profession­nelles, alors que les charges de leur éducation avaient été assumées par la France. Deux noms prestigieu­x illustrent ce phénomène massif : Esther Duflo, prix Nobel d’économie en 2019, installé aux États-Unis, et Emmanuelle Charpentie­r, prix Nobel de chimie en 2020, installée en Allemagne. D’autre part, même si l’arrivée d’immigrants a, au pur plan quantitati­f, participé à la croissance de la population de la France, son apport économique est limité puisque le taux de chômage des immigrants non européens est le double, voire souvent plus, de la moyenne nationale. On ne saurait omettre en outre les insuffisan­ces de la politique d’intégratio­n.

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