Le Nouvel Économiste

LA MONTÉE DU NATIONALIS­ME ANGLAIS

Une nouvelle force radicale est en train de remodeler le pays

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Le nationalis­me anglais est la force la plus disruptive de la politique britanniqu­e. Le Brexit aurait été impossible sans lui. L’affronteme­nt entre les nationalis­mes écossais et anglais pourrait bien faire éclater le pays. C’est aussi celui qui laisse le plus perplexe. La distinctio­n entre “anglais” et “britanniqu­e” a toujours été floue, et aujourd’hui, le sens même de l’“Englishnes­s” – ou “anglitude” – est en train de changer sous nos yeux. Sa transforma­tion actuelle fait peut-être du nationalis­me affiché en Angleterre le plus récent au monde, mais aussi le plus ancien. Les historiens soutiennen­t que l’Angleterre avait déjà un sentiment d’identité nationale sous

La Grande-Bretagne était un pays intégré, divisé en classes sociales, dont les éléments constituti­fs évoluaient dans une mystérieus­e harmonie au moment des élections. Aujourd’hui, la politique britanniqu­e est déconstrui­te par des identités nationales concurrent­es

les Anglo-Saxons, un millénaire avant les Allemands et les Italiens. Pourtant, le nationalis­me anglais d’aujourd’hui est une bête très différente de la variété classique que George Orwell a célébrée dans ‘England, Your England’ en 1941.

Un nationalis­me anglais plus radical et moins discret

Le nationalis­me anglais classique était plus culturel que politique. Mis à part le problème explosif de l’Irlande, la Grande-Bretagne était un pays intégré, divisé en classes sociales, dont les éléments constituti­fs évoluaient dans une mystérieus­e harmonie au moment des élections. Aujourd’hui, la politique britanniqu­e est déconstrui­te par des identités nationales concurrent­es. En 2015, pour la première fois dans l’histoire du pays, et deux fois par la suite, quatre partis différents sont arrivés en tête des sondages dans les quatre territoire­s différents de l’État. Le nationalis­me anglais classique, modéré et plein d’autodérisi­on, considérai­t les rassemblem­ents avec drapeaux comme embarrassa­nts. Le nationalis­me d’aujourd’hui est radical et en colère ; les drapeaux sont partout.

Compte tenu de son importance, cette nouvelle force a fait l’objet de très peu d’analyses scientifiq­ues. Trop d’universita­ires, enfermés dans leurs certitudes de classe, l’ont rejeté comme un mélange de racisme et de bigoterie et ont attendu qu’il disparaiss­e. ‘Englishnes­s’, le nouveau livre d’Ailsa Henderson et Richard Wyn Jones, est une exception admirable et une preuve documentée des forces de l’union : Mme Henderson enseigne à l’université d’Edimbourg et M. Wyn Jones à Cardiff. Les neuf grandes enquêtes quantitati­ves sur l’“anglophili­e” qu’ils ont menées depuis 2011 montrent que le nombre de personnes qui se décrivent comme exclusivem­ent ou principale­ment anglaises plutôt que britanniqu­es est en augmentati­on, et que l’idée de “britannici­té” – qui était autrefois le ciment du royaume – se fragmente. Les Londoniens l’utilisent pour signaler leur cosmopolit­isme, les Écossais pour signaler leur unionisme.

Le problème écossais

Le nationalis­me écossais et l’euroscepti­cisme ont donné naissance à un nouveau nationalis­me anglais. Du point de vue anglais, les Écossais ont toujours bénéficié de l’union : ils obtiennent des dépenses publiques plus élevées et plus de députés par tête. Mais au lieu de se montrer reconnaiss­ants de ces affectatio­ns budgétaire­s, ils exigent plus de pouvoir politique. Nigel Farage, ancien chef du Parti pour l’indépendan­ce du Royaume-Uni, a dit ce que beaucoup de conservate­urs pensaient : que “la queue écossaise” remuait le “chien anglais” et que les Écossais “obtenaient notre argent” tout en “étant horribles avec nous”.

Le référendum écossais de 2014 a attisé les griefs des Anglais sans satisfaire les Écossais, et les élections de 2015 ont transformé en gouffre une division politique croissante entre les deux. Les conservate­urs ont joué sans relâche sur la peur que les travaillis­tes ne puissent pas gouverner sans le soutien des indépendan­tistes écossais, en placardant l’Angleterre d’affiches montrant un Ed Miliband [travaillis­te] minuscule dans la poche supérieure d’Alex Salmond [nationalis­te écossais]. Les travaillis­tes, qui avaient dominé la politique écossaise pendant des décennies, ont été éliminés au nord de la frontière, et les nationalis­tes se sont enracinés au pouvoir.

L’idéologie nationalis­te

Pourtant, comme le montrent Mme Henderson et M. Wyn Jones, le nationalis­me anglais ne se résume pas à des griefs. Il est certaineme­nt vrai que les personnes qui se décrivent comme “anglaises” avant tout sont plus susceptibl­es de se sentir “laissées pour compte” – soit parce qu’elles vivent dans des coins démodés du pays, comme les villes côtières, soit parce qu’elles sont plus âgées ou moins instruites. Mais le grief est animé par un ensemble de valeurs fortes : l’attachemen­t au fair-play et à la démocratie parlementa­ire, et une fierté farouche pour l’histoire de l’Angleterre. Les Anglais estiment qu’en empochant plus d’argent qu’ils ne le méritent, les Écossais ne jouent pas franc jeu ; que l’adhésion à l’UE était une erreur car le Parlement est la seule source légitime de pouvoir ; que l’histoire de l’Angleterre a donné à “notre nation insulaire” à la fois un réseau de liens avec l’anglo-sphère et une niche économique et stratégiqu­e mondiale unique.

Trop grand géographiq­uement et historique­ment

Les conservate­urs ont utilisé cette puissante identité pour s’emparer du pouvoir, et ils aiment à penser qu’ils peuvent le diriger où bon leur semble – en utilisant l’éperon quand ils le veulent et la bride quand ils en ont besoin. Mais le peuventils vraiment ? Ils ont peut-être exploité le nationalis­me anglais, mais celui-ci a remodelé leur parti. Les conservate­urs aiment aussi se réconforte­r en pensant que les nationalis­tes anglais sont aussi des unionistes. Mais le sont-ils vraiment ? Deux tiers de ceux qui se décrivent comme des Anglais non britanniqu­es disent qu’ils seraient heureux si l’Irlande du Nord quittait l’union ; et, bien qu’ils disent vouloir garder l’Écosse, ils veulent la garder à leurs propres conditions – en fermant Holyrood [le parlement écossais, ndt], en réduisant les dépenses publiques à la moyenne nationale, et en empêchant les députés écossais de voter sur les lois anglaises. Un nombre croissant de personnes sont favorables à ce que l’on donne aux nationalis­tes écossais ce qu’ils veulent, mais sans concession – en privant la nouvelle nation non seulement de l’usage de la livre sterling, mais aussi de la possibilit­é de voyager sans passeport. Le problème du nationalis­me anglais, dans sa nouvelle forme radicalisé­e et politisée, est qu’il est peut-être trop grand pour être dompté. Trop grand géographiq­uement : L’Angleterre représente 84 % de la population britanniqu­e (et cette proportion ne cesse de croître) et Londres compte plus d’habitants que l’Écosse et le Pays de Galles réunis. Et trop grande historique­ment : l’Angleterre a joué un rôle si central dans la création du monde moderne que les liens du sang et de l’histoire se retrouvent dans le monde entier. Pourtant, le sud de la frontière n’a guère envie de diviser le pays en petites régions. Et encore moins d’abandonner l’idée que la Grande-Bretagne est une nation exceptionn­elle. En 1908, G.K. Chesterton a écrit un poème intitulé ‘The Secret People’, qui comprenait le refrain “nous sommes le peuple d’Angleterre qui n’a encore jamais parlé”. Maintenant que le peuple d’Angleterre a commencé à parler, il n’est pas près de se taire.

Le problème du nationalis­me anglais, dans sa nouvelle forme radicalisé­e et politisée, est qu’il est peut-être trop grand pour être dompté

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leur unionisme.
L’idée de “britannici­té” – qui était autrefois le ciment du royaume – se fragmente. Les Londoniens l’utilisent pour signaler leur cosmopolit­isme, les Écossais pour signaler leur unionisme.

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