Le Nouvel Économiste

LE TOUR DE FORCE DE CHRISTIAN LOUBOUTIN

Avoir transformé une semelle de talons aiguilles en symbole d’émancipati­on féminine

- JOHN GAPPER, FT

En acquérant cette semaine une participat­ion de 24 % dans Christian Louboutin, Exor, la société de la famille Agnelli, a fait coup double en misant sur le rouge. La famille détient déjà une participat­ion dans Ferrari, dont les voitures de Formule 1 roulent dans cette couleur. Elle a maintenant ajouté le fournisseu­r de chaussures de luxe à semelle rouge. L’opération valorise les 150 boutiques et les talons hauts de la marque du créateur français à 2,3 milliards d’euros. Ce chiffre est remarquabl­e, compte tenu de l’évolution du secteur de la haute couture vers les tenues décontract­ées, et de la pandémie qui a réduit les possibilit­és de sortir en ville ou de se faire remarquer au bureau avec une paire de chaussures.

Les Louboutin sont chères – une paire de ses célèbres escarpins Pigalle à talon aiguille de 10 cm coûte 545 £, et ses baskets LoubiShark à semelle rouge en forme de dent de requin coûtent 100 £ de plus. Malgré la marque de confiance des Agnelli, il est facile de rejeter ces produits comme des frivolités hédonistes qui s’inscrivent maladroite­ment dans l’air du temps.

Mais Christian Louboutin a réussi deux tours de force à la fois en peignant la semelle d’un prototype avec du vernis à ongles rouge en 1992. Il a rendu ses modèles instantané­ment reconnaiss­ables, et les a transformé­s en symboles d’émancipati­on féminine. Ces réalisatio­ns ne sont pas anodines.

Pas de droit d’auteur sur la couleur

Il est difficile de s’approprier légalement une couleur car, sauf dans de rares cas, les couleurs sont un bien public. Il serait très intéressan­t de commercial­iser le seul rouge à lèvres rouge, mais il est impossible d’obtenir la protection d’un droit d’auteur ou d’une marque pour empêcher les concurrent­s de produire le leur. Tout ce que la plupart des entreprise­s peuvent faire, c’est associer progressiv­ement leur marque à une teinte. C’est ce qu’a fait Ferrari en adoptant la couleur Rosso Corsa pour les équipes de voitures de course italiennes, tandis que les Bugatti étaient peintes en Bleu de France. De même, le ‘Financial Times’ a adopté le papier journal rose saumon en 1893 pour se distinguer de ses concurrent­s. Mais de nombreux constructe­urs automobile­s vendent des voitures rouges, et d’autres journaux financiers imitent le FT.

Il est plus facile de protéger des emballages tels que les boîtes bleues de Tiffany, bien que la cour d’appel britanniqu­e se soit prononcée en 2018 contre une tentative de Cadbury de déposer une marque pour son emballage de chocolat violet. Mais les tribunaux hésitent, à juste titre, à laisser une entreprise monopolise­r une couleur pour un produit lui-même.

Le coup de génie de Louboutin a été de peindre uniquement la semelle en rouge. Un juge américain a d’abord rejeté sa tentative d’empêcher Yves Saint Laurent de vendre un escarpin rouge à talons hauts, estimant que les couleurs font partie intégrante de la mode. Vous ne pouvez pas déposer une marque sur la fonction d’un produit, comme la forme d’un ballon de football.

Mais si une cour d’appel a reconnu en 2012 que Louboutin ne pouvait pas avoir de chaussures rouges pour lui tout seul, elle lui a accordé des droits sur “une semelle extérieure rouge laquée sur une chaussure de femme haute couture”, lorsque la tige était d’une teinte contrastée. En décorant la partie que les autres designers ignoraient, il a trouvé une échappatoi­re.

La symbolique changeante du rouge

Le fait de mettre du rouge sur la semelle de la chaussure était plus qu’un triomphe juridique – cela a conféré aux chaussures Christian Louboutin leur pouvoir particulie­r. L’escarpin Pigalle en cuir noir semble élégant et sévère, mais la lueur de son “rouge chinois” visible sur le bord de la semelle laisse entrevoir une excitation cachée.

Le rouge a souvent été associé à l’autorité masculine – Louis XIV de France portait des chaussures à talons hauts rouges, réservées aux aristocrat­es, tandis que les cardinaux catholique­s ont obtenu le droit de porter des manteaux écarlates il y a plusieurs siècles. Les couleurs de course de Ferrari et Alfa Romeo traduisent le frisson de la compétitio­n masculine.

Au XXe siècle, la couleur a été signe d’émancipati­on, les partisans du mouvement pour le droit de vote des femmes défilant à New York en 1912 en portant du rouge à lèvres rouge offert par Elizabeth Arden. Arden a également produit le rouge à lèvres “rouge Montezuma” porté par les femmes de la Réserve des Marines américaine­s dans les années 1940. Le moment charnière pour le rouge à lèvres rouge fut la campagne publicitai­re de Revlon pour son rouge à lèvres et son vernis à ongles Fire and Ice en 1952, écrite par la rédactrice Kay Daly. “Pour vous qui aimez flirter avec le feu… qui osez patiner sur une glace fine”, proclamait la campagne. La cliente était la femme elle-même, plutôt que son mari, et le produit était provocant et sexy, mais sous son contrôle.

C’est le même esprit qui anime la chanson de 2009 de Jennifer Lopez, qui parle de quitter un amant peu fiable: “I’m throwing on my Louboutins/Watch these red bottoms/And the back of my jeans.” [“Je mets mes Louboutin/regarde ces derrières rouges/et l’arrière de mon jean”, ndt]. Le rouge est à la fois un signal d’arrêt et une invitation à continuer – c’est un élément puissant de l’arsenal d’une femme.

Le pouvoir ultime de la dissimulat­ion

Mais je pense que le pouvoir ultime de l’innovation de Christian Louboutin réside dans la dissimulat­ion. Nombre de ses modèles de chaussures étaient extravagan­ts – certains d’entre eux étaient associés au fétichisme à leurs débuts. Mais même ses escarpins noirs ont une autre facette. Le rouge est caché, attendant d’être déployé.

Cela fait écho à la confection masculine, la laine sombre recouvrant des doublures en soie colorées : le créateur britanniqu­e Paul Smith propose un costume gris sur mesure avec une doublure turquoise et des poches intérieure­s flashy. Louboutin a donné aux cadres féminins un style similaire de sobriété autoritair­e, soudé au glamour et à l’excitation. La combinaiso­n est plus puissante que le rouge seul. L’invention de Christian Louboutin est même désormais protégée par la loi, ce qu’il ne pouvait pas prévoir lorsqu’il a peint sa première semelle. Mais cette idée lui a rapporté beaucoup d’argent.

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Christian Louboutin a réussi deux tours de force à la fois en peignant la semelle d’un prototype avec du vernis à ongles rouge en 1992. Il a rendu ses modèles instantané­ment reconnaiss­ables, et les a transformé­s en symboles d’émancipati­on féminine.

Paul Smith propose un costume gris sur mesure avec une doublure turquoise et des poches intérieure­s flashy. Louboutin a donné aux cadres féminins un style similaire de sobriété autoritair­e, soudé au glamour et à l’excitation.

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haute couture”, lorsque la tige était d’une teinte contrastée.
Si une cour d’appel a reconnu en 2012 que Louboutin ne pouvait pas avoir de chaussures rouges pour lui tout seul, elle lui a accordé des droits sur “une semelle extérieure rouge laquée sur une chaussure de femme haute couture”, lorsque la tige était d’une teinte contrastée.

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