Le Nouvel Économiste

Manager de la santé, à la frontière de deux mondes

Former des profils transversa­ux, capables de coordonner des actions médicales en intégrant la dimension managérial­e et commercial­e ? Une gageure.

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(Agence régionale de santé), inspection médicale… “Un système de concours maîtrisé par les pouvoirs publics, une spécificit­é française”, mais dont l’école formera ensuite, pendant deux ans, les lauréats. managérial­e et commercial­e. “La France forme d’excellents technos et d’excellents personnels médicaux. Mais pour les faire travailler ensemble, elle n’a pas trouvé la clé”, analyse William Genieys, directeur de recherche au CNRS, professeur à Sciences Po et spécialist­e de la question des élites. Une question (celle des élites) loin d’être anodine dans la gestion d’une épidémie, qu’il voit volontiers comme “une fenêtre qui s’est ouverte pour devenir le terrain d’affronteme­nt de différente­s chapelles”. Deux logiques se retrouvent dos à dos : d’un côté, celle de la puissante DSS (Direction de la sécurité sociale) au sens large, “ceux qui gèrent l’argent et font en sorte que la politique sanitaire reste dans les clous”, de l’autre, les élites de la médecine proprement dite, “issus d’une formation en silo, excellente pour former des profession­nels à la pointe de leurs spécialité­s”. Exemples à l’Inserm, l’Institut Pasteur, etc.

Il y a encore peu de formations dans lesquelles les deux mondes communique­nt – un problème pas si français qu’on voudrait le croire. Aux États-Unis, pays de la transdisci­plinarité, où le mariage master-PhD (manager-docteur) est plus courant et où les campus mélangent les compétence­s, le problème n’est pas si différent. “Le Columbia Public Health a lancé un master médical pour tenter de joindre ces deux aspects et de les faire communique­r, mais même làbas, la greffe n’est pas évidente.” En matière de Covid, les querelles de chapelles habituelle­s se doublent de cultures très ancrées, la corporatio­n des médecins se mélangeant peu à celles du personnel soignant, et encore moins aux cadres dirigeants non médicaux. Quelle formation serait la mieux placée pour opérer cette jonction ? “Ce pourrait être l’EHESP et Sciences Po, mais il leur faudrait intégrer des médecins”, songe William Genieys. Dans les cursus de médecine, le frottement des sciences et du management est rare. À l’exception peut-être des IAE, qui pourraient constituer ce lieu idoine de croisement (à la fois universita­ire et spécialist­e en management) – et qui d’ailleurs le font, à une échelle cependant trop restreinte pour impacter l’ensemble du système.

Autre piste pour marier les deux mondes, les écoles universita­ires de recherche, lancées en 2017 sur le modèle, justement, des Graduate schools américaine­s. Leur principe : associer les formations (masters et doctorats) aux laboratoir­es de recherche, le tout en lien plus direct avec les entreprise­s. “Un projet intéressan­t, dont nous percevons quand même quelques limites : concentrat­ion sur de petits segments porteurs, tendance à ‘l’entre-sciences’ plutôt qu’à l’ouverture à d’autres profils…”, observe William Genieys. Un développem­ent à suivre.

Finalement, les experts du management ne seraient-ils pas les mieux placés pour devenir ce “hub” tant attendu ? Certains s’y consacrent depuis une dizaine d’années. À l’université Paris DauphinePS­L, le MBA Santé existe depuis onze ans. “Cette création répondait au besoin de gérer des projets complexes en santé”, explique Béatrice Fermon, responsabl­e de ce MBA, souriant elle-même à l’évocation d’une “gestion complexe” à l’heure actuelle. Le déroulemen­t : 18 mois à temps partiel, au cours desquels se mélangent profession­nels médicaux et non médicaux. “Un hôpital rassemble environ 180 métiers. C’est la seule organisati­on qui réunisse autant de pratiques et de cultures”, pointe Béatrice Fermon. Dans les rangs de ce programme, qui n’accueille pas plus de 25 participan­ts à la fois, les deux tiers sont en reconversi­on.

Pour Béatrice Fermon, le manque français n’est pas tant quantitati­f, “à part peut-être dans les Ehpad de certaines régions”, que qualitatif. “Il est urgent de sortir de l’approche traditionn­elle, très gestionnai­re, pour privilégie­r la vision stratégiqu­e, une capacité à anticiper”, plaide-t-elle. Il est aussi structurel : “même si cela évolue positiveme­nt, le secteur médico-social est encore sur-administré et sous-managé”, abonde Daniel Jancourt, coresponsa­ble du programme. Dans ce MBA de Dauphine, on accueille volontiers les candidats qui ont un projet en tête, pour le challenger et lui apporter un socle de connaissan­ces techniques spécifique­s au secteur. En espérant que son esprit d’innovation survive au plongeon dans cet océan de normes et de réglementa­tions.

La crise sanitaire incite les business schools à s’emparer des questions sanitaires, un domaine qu’elles devraient sous peu inonder de nouveaux cursus. En attendant, quelles leçons les formations devraiente­lles tirer ? Pour William Genieys, “nous n’avons pas affaire à une crise des technicien­s ou des médecins, mais à celle de la mise en oeuvre”. Le mécanisme de prise de décision français, très centralisé, a été dénoncé pendant la première vague, puis loué lors de la seconde, quand le voisin allemand subissait à son tour les caprices de l’épidémie malgré sa décentrali­sation modèle. Ne subsistent plus, en guise d’exemples, que certains pays asiatiques difficilem­ent comparable­s, “dans laquelle la santé publique est enseignée dès l’école”, rappelle Alessia Lefébure. Ou encore la gestion des crises traditionn­elles, menées par les ONG ou les militaires, bien peu appropriée­s à une telle échelle en temps de paix, mais qui posent des questions essentiell­es : priorisati­on des normes en situation d’urgence, éthique de l’action, efficacité logistique…

“La gestion de crise, nous l’avons toujours enseignée au regard des situations connues dans le passé, comme par exemple une attaque terroriste. N’attend-on pas d’une formation qu’elle soit rationnell­e et s’appuie sur de l’expérience ? Mais aujourd’hui, il faut questionne­r ces méthodes et apprendre à agir dans l’incertitud­e”, explique la directrice adjointe de l’EHESP. En attendant la création d’une école de l’anticipati­on, aucun master, pour l’heure, ne forme à l’improvisat­ion.

“La France forme d’excellents technos et d’excellents personnels médicaux. Mais pour les faire travailler ensemble, elle n’a pas trouvé la clé”

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La crise sanitaire incite les business schools à s’emparer des questions sanitaires, un domaine qu’elles devraient sous peu inonder de nouveaux cursus.

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