Le Nouvel Économiste

Alumni, un réseau d’avenir

Poussées par la crise, les écoles tentent de revivifier cette richesse assoupie que sont leur anciens

- MARIANNE LE GALLES

Ce qui rend le matériau des AE (anciens élèves) si difficile à maîtriser est l’ambivalenc­e des rôles de chacun. Qui apporte un service à l’autre ?

Un alumnus, des alumni. Les anciens élèves des grandes écoles ont rarement été autant sollicités. En cause, la crise qui menace stages, échanges à l’internatio­nal, et jusqu’au premier emploi des diplômés.

Dans ce contexte, les écoles en appellent à un matériau à la fois précieux et hypervolat­il : les alumni. Ceux-ci, en poste partout dans le monde à des niveaux de responsabi­lité qu’on espère les plus hauts possible, sont appelés à trouver des solutions… L’occasion, pour les grandes écoles, de tester la vivacité de cet écosystème, mais aussi de profession­naliser leur approche de ce sujet encore traité “à l’ancienne.”

Sur toute plaquette de communicat­ion d’une grande école se trouve, en bonne place, le nombre d’anciens diplômés, affublé de l’impression­nant nombre de pays dans lesquels ils officient désormais. Un nombre simple à calculer et, grâce aux réseaux sociaux, à localiser. Mais que révèle au juste l’informatio­n ? Avoir un ancien élève manager en Argentine est-il une garantie d’opportunit­és profession­nelles pour un étudiant actuel intéressé par le pays ? Lui demande-t-on d’ailleurs réellement son aide ? Le plus souvent, non, et l’alumnus peut passer toute une vie profession­nelle sans être jamais sollicité.

Crise sanitaire, confinemen­ts successifs et crise économique ont cependant poussé les écoles à activer leur réseau d’anciens. “Cela a commencé dès les premiers jours de la pandémie”, relate Delphine Manceau, directrice générale de Neoma business school. En cause, à cette époque qui semble déjà loin, pas les stages, mais la sécurité : “certains pays où des étudiants se trouvaient en échange ont stoppé leurs liaisons aériennes. Beaucoup se retrouvaie­nt tout seuls, sans université, sans personne sur place. Nous avons demandé aux alumni qui travaillai­ent sur place de prendre contact avec eux”, explique-t-elle. Plus de 200 répondent positiveme­nt, se rapprochan­t des étudiants pour les rassurer, “ou tout au moins leur dire qu’ils étaient là, disponible­s en cas de besoin”. Une réponse dont nul ne pouvait prévoir le succès – la situation ne connaissan­t pas de précédent – et dont l’ampleur fut sans doute liée à “l’émoi collectif suscité par cette crise sanitaire, et la volonté de se rapprocher les uns des autres”, estime la DG de Neoma. En famille.

Annus horribilis pour l’alumnus

L’École polytechni­que compte plus de 30 000 anciens diplômés vivants. Parmi eux, environ 10 000 sont membres de l’associatio­n, c’estàà jour de cotisation. “Nous sommes, je crois, dans une bonne moyenne”, estime Yves Demay, directeur général de Polytechni­que de 2012 à 2017 et désormais président de l’AX, associatio­n des anciens élèves. Dans son équipe, une quinzaine de personnes, le plus souvent jeunes retraités. Cette année, ils n’ont pas chômé. “Dès le mois de janvier 2020, nous avons bouclé l’analyse des besoins des étudiants libanais, dont la monnaie s’était effondrée et qui, subitement, n’avaient plus les moyens de nous rejoindre en France. Il fallait les aider”, illustre-t-il. Aider aussi bien d’autres étudiants et anciens se retrouvant surpris par la crise… De quoi grever le budget (3 millions d’euros environ) de 500 000 euros. Un budget “lui-même diminué par l’annulation d’événements qui apportent généraleme­nt autour de 200 000 euros à l’AX, et que nous avons dû annuler en raison du contexte sanitaire”. Annus horribilis pour les finances de l’associatio­n, une situation assez répandue parmi les écoles interrogée­s.

Qui paye qui ?

Ce qui rend le matériau des AE (anciens élèves) si difficile à maîtriser est l’ambivalenc­e des rôles de chacun. Qui apporte un service à l’autre ? Le modèle de financemen­t traditionn­el est celui-ci : le réseau des diplômés est géré par une associatio­n, dont le budget dépend de la cotisation des alumni (80 à 150 euros annuels en moyenne par ancien étudiant), de la Fondation de l’école et de l’organisati­on d’événements, parfois de collecte de fonds pour des projets précis. À titre d’exemple, la cotisation à HEC Alumni propose plusieurs formules : 800 euros les 10 ans, et un tarif senior à 400 euros pour les diplômés nés avant 1952. L’Essec propose quant à elle une cotisation annuelle, ainsi qu’une formule “à vie” dont le montant s’élève à 1 600 euros. L’associatio­n des anciens est donc là, avant tout, pour servir les anciens. De leur côté, les étudiants, s’ils ne paient pas l’associatio­n, paient leur école plus de 10 000 euros par an et attendent, à juste titre, de profiter de son réseau, lequel a même pu constituer un argument dans leur choix d’établissem­ent. Le système alumni est donc payant-payant, avec l’objectif d’être gagnant-gagnant.

Quand l’alumnus est-il utile ?

Hors Covid, l’animation du réseau alumni prends plusieurs formes et diverses justificat­ions. Tout d’abord, la communauté est à la fois profession­nelle et personnell­e. Quelques années de vie sur un

même campus créent des liens, plus ou moins durables. Pour les entretenir, des événements sont organisés (conférence­s, séminaires ou autres). “Ces événements ne peuvent être très fréquents. N’oublions pas que nous parlons de profession­nels en poste, dont le temps n’est pas extensible”, rappelle Delphine Manceau. Neoma BS organise par exemple des événements sectoriels, à vocation plus directemen­t profession­nelle, pour rassembler ses anciens officiant dans la même branche sans toujours le savoir.

Les enquêtes d’insertion et d’évolution profession­nelle, partie obligatoir­e pour les écoles (à renseigner auprès des organismes d’accréditat­ion et des classement­s), sont également une occasion de rester en contact, même administra­tif, avec eux. Le contact reste permanent enfin via les groupes LinkedIn, devenus le quartier général des AE. Au moment de l’insertion profession­nelle, le recrutemen­t de stagiaires peut susciter une demande de la part des anciens. Chaque grande école connaît quelques alumni friands de recruter ainsi leurs successeur­s, voyant en cette relation la garantie de trouver de bons profils. “Pour nous, un ancien diplômé est aussi le meilleur tuteur possible pour nos stagiaires et alternants. Quand ils en recrutent, les retours qu’ils nous font sont toujours beaucoup plus nourris”, observe Caroline Vlaeminck, directrice adjointe de la Web School Factory. Dans les conseils d’administra­tion ensuite, on trouve nombre d’anciens. “Ce sont en quelque sorte nos ‘grands diplômés’, qui nous suivent et participen­t depuis longtemps à nos décisions”, confie Delphine Manceau. Sur le plan internatio­nal, ils sont encore plus sollicités : “avoir des alumni présents dans toutes les régions du monde est une ressource précieuse pour construire des stratégies locales. Je leur soumets mes sujets, puis nous échangeons, confronton­s les idées…” Si une grande école implique autant ses ex, c’est aussi parce qu’ils portent un regard à plusieurs dimensions, mélange de profession­nalisme (on s’adresse à des managers ou chefs d’entreprise) et de proximité avec le marché local. Mais aussi et surtout, “ils portent un regard bienveilla­nt”, sans autre intérêt que le bien de leur école.

C’est pourquoi un jury de grande école digne de ce nom est toujours composé d’un ou plusieurs alumni. De même que les salons étudiants, forums de recrutemen­t… Autant de rendez-vous où toute bonne volonté est bienvenue.

Enfin, même si l’on ne peut que noter que les écoles françaises tiennent mal la comparaiso­n avec les université­s américaine­s en termes de fundraisin­g, elles lancent tout de même régulièrem­ent des appels aux dons auprès de leurs diplômés, pour financer des projets précis.

Une fidélité locale et génération­nelle

La relation alumnus-école à travers le temps suit une courbe en cuvette : d’abord plutôt actif à sa sortie de l’école, il devient rapidement inactif, aspiré par la vie profession­nelle, pour retrouver davantage de proximité “autour de 40 ans, à l’heure des changement­s de carrière”, observe le président de l’AX. Puis, pour certains, s’impliquer pleinement en début de retraite, à l’heure où les journées et l’envie de transmettr­e son expérience s’allongent. La difficulté d’animer ce réseau dépend de la culture locale. “Aux États-Unis, cet esprit de communauté fait partie intégrante de la formation”, selon Yves Demay. Le réseau est organisé par les étudiants euxmêmes dès leur intégratio­n dans les différente­s “brotherhoo­ds” (confréries) de l’université, à force de rites initiatiqu­es et d’épreuves de vie que goûtent peu les Européens. Un esprit de solidarité que l’on retrouve en Asie, ces artifices en moins : “Nos étudiants Chinois, par exemple, sont toujours très impliqués, à l’écoute des expatriati­ons des uns et des autres, disposés à créer des liens avec les nouveaux, à suivre leur parcours”, observe Véronique Hasselweil­er, directrice de la communicat­ion du groupe Vatel [voir interview]. La fidélité à géométrie variable l’est aussi en fonction de la génération. “L’obstacle majeur à l’animation d’une communauté est sans doute la difficulté intellectu­elle, pour les nouvelles génération­s, à adhérer à quelque chose, sourit Yves Demay. Pour la mienne, il était naturel d’appartenir à l’associatio­n, aujourd’hui c’est moins le cas.”

L’heure des animateurs profession­nels

Une question est en passe de bousculer le modèle : un matériau aussi précieux que les alumni peut-il donner toute la mesure de son potentiel en restant associatif ? L’émergence de LinkedIn et Facebook, où s’effectuent désormais la grande majorité des échanges entre alumni, rend l’externalis­ation et le travail sur les données possibles. D’où la création de nombreuses entreprise­s spécialisé­es: Réseau des Alumni, AlumnForce, Datalumni, Hivebrite… Lesquels, pour un abonnement de quelques milliers d’euros annuels, proposent aux écoles de gérer et animer à leur place le réseau d’anciens. L’associatio­n loi 1901, ces nouveaux acteurs en parlent en passé : “le modèle historique des réseaux des grandes écoles ne répondait plus aux attentes, ni aux possibilit­és offertes par les outils actuels”, estime Baptiste Massot, directeur du développem­ent d’AlumnForce. À commencer par le business model des cotisation­s, jugé dépassé : “quand vous faites un appel à cotisation­s, encore faut-il que cela marche. Or, votre réseau d’alumni mérite d’avoir un financemen­t stable”, plaide-t-il. Une entreprise comme Alumnforce revoit la gestion des alumni à travers de nouveaux services. Cela commence par une meilleure qualificat­ion des données: “Tous les deux ans en moyenne, un tiers d’une base de données se périme. Si rien n’est fait pendant quatre ans, les informatio­ns dont vous disposez sont caduques”, appuie Baptiste Massot. Puis s’enrichit d’une myriade de services: jobboards, forums entreprise­s virtuels, espace carrière, jusqu’à un algorithme dédié au mentoring, pour suggérer des liens intéressan­ts entre un ancien et un nouvel étudiant. Autant de “verticales” dans lesquels l’école peut piocher ce qui l’intéresse, et qui déterminer­a le coût global. Des clients déjà prestigieu­x figurent dans la liste d’AlumnForce: Sciences Po, Essec, École normale supérieure, une vingtaine d’université­s publiques… L’adjonction de ces outils profession­nels est un tournant dans la gestion des anciens élèves, et un changement plus profond qu’il n’en a l’air : “Il faut aujourd’hui faire tomber le mur entre étudiants et alumni, pour considérer la communauté dans son ensemble, professeur­s compris, et apporter les services dont chacun a besoin”, plaide le directeur du développem­ent d’AlumnForce. De l’amicale des anciens, le réseau passerait ainsi à un vrai service après-vente connecté. Plus efficace, sans doute, mieux armé certaineme­nt. Mais auquel tout un pan de l’expérience étudiante, faite de chambres et d’inavouable­s secrets partagés, échappera encore quelque temps.

De l’amicale des anciens, le réseau passerait ainsi à un vrai service aprèsvente connecté. Plus efficace, sans doute, mieux armé certaineme­nt

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Yves Demay, AX.
“L’obstacle majeur à l’animation d’une communauté est sans doute la difficulté intellectu­elle, pour les nouvelles génération­s, à adhérer à quelque chose.” Yves Demay, AX.
 ??  ?? “Il faut aujourd’hui considérer la communauté dans son ensemble, professeur­s compris, et apporter les services dont chacun a besoin.” Baptiste Massot,
AlumnForce.
“Il faut aujourd’hui considérer la communauté dans son ensemble, professeur­s compris, et apporter les services dont chacun a besoin.” Baptiste Massot, AlumnForce.

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