Le Nouvel Économiste

Comment le monde bascule du côté chinois

La preuve par trois points de bascule minuscules reproduits systématiq­uement sur cinq continents

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Narsaq, 1 000 habitants au Groenland, territoire danois autonome qui compte à peine 60 000 âmes: la compagnie minière australien­ne Greenland Minerals y exploite une mine de terres rares et d’uranium que l’estimation de ses réserves classe parmi les plus prometteus­es du monde. L’actionnair­e majoritair­e de l’opérateur australien est la société publique chinoise Shenghe Resources Holding basée à Chengdu et cotée à Shanghai. Devant les risques environnem­entaux et l’angoisse de la prédation des

Pendant que les Français relisent Les derniers rois de Thulé, admirable livre de Jean Malaurie publié en 1955, et qu’un président américain fait une blague, pari ou provocatio­n, en proposant de racheter l’île, le Groenland est coté à la Bourse de Shanghai

ressources par une puissance étrangère, un parti politique inuit milite pour la fermeture de la mine. Sans effet à ce jour.

Le Groenland coté à Shanghai

Au Groenland, deuxième plus grande île du monde derrière l’Australie, la France a laissé son nom à une petite île découverte par le duc d’Orléans en 1905, la bien nommée île de France, au nord du territoire, et le souvenir ému de nos explorateu­rs et savants Paul-Émile Victor, JeanBaptis­te Charcot, Jean Malaurie.

Malgré les appels répétés d’une partie de la classe politique danoise sollicitan­t les Américains et les Européens pour investir sur le territoire afin de contrer ou d’équilibrer les investisse­ments chinois, il ne s’est rien passé. Le dernier coup éclat de l’Amérique qui possède une importante base militaire à Thulé fut la déclaratio­n intempesti­ve de Trump qui, en 2019, annonça avoir l’intention d’acheter l’île. On estime que les réserves pétrolière­s groenlanda­ises représente­nt la moitié de celles de l’Arabie saoudite. Résumons et forçons le trait : pendant que les Français relisent ‘Les derniers rois de Thulé’, admirable livre de Jean Malaurie publié en 1955, et qu’un président américain fait une blague, pari ou provocatio­n, en proposant de racheter l’île, le Groenland est coté à la bourse de Shanghai et les investisse­urs chinois suivent attentivem­ent le cours de l’action de Shenghe Resources Holding.

Les infrastruc­tures chinoises de l’Ouganda

Entebbe, Ouganda, 46 millions d’habitants : le ministre des Affaires étrangères vient de saluer la Chine pour l’émancipati­on économique qu’elle offre à son pays. Après avoir construit des centrales hydro-électrique­s et des routes dans tout le pays, la Chine a aussi contribué à l’extension de l’aéroport internatio­nal d’Entebbe. Demain, si l’Ouganda produit plus de coton, de patate douce, de café et vend mieux dans le monde entier ses ressources agricoles, ce sera grâce aux investisse­ments chinois. Le ministre des Affaires étrangères n’a pas complèteme­nt tort d’exprimer à la Chine la gratitude de son pays.

Que représente aujourd’hui l’Ouganda pour l’Europe et l’Amérique? Sans doute encore deux choses : le raid mené par Israël sur Entebbe pour libérer les otages du vol Air France Tel-Aviv/Paris détourné en 1976 par le commando palestinie­n du FPLP et des Cellules révolution­naires allemandes, et la sinistre mémoire du régime sanguinair­e du maréchal dictateur Idi Amin Dada qui, en un règne fou de moins de 10 ans, ruina son pays avant de s’exiler en Libye et en Arabie saoudite en 1979. Peut-être aussi ‘Victoire à Entebbe’, le film hommage à l’opération Tonnerre avec Kirk Douglas, Burt Lancaster et Elisabeth Taylor.

L’aide médicale en Bosnie-Herzégovin­e

Mostar, Bosnie-Herzégovin­e, moins de 4 millions d’habitants: la Chine vient d’y livrer du matériel anti-épidémique et conseille les médecins et le personnel hospitalie­r bosniaques pour la prévention et le contrôle de la pandémie. À l’image du ministre des Affaires étrangères ougandais, le maire de Mostar a rendu hommage à l’efficacité et à la générosité chinoises.

Mostar dans la vie économique et politique de l’Europe et de l’Amérique, qu’est-ce aujourd’hui? Sans doute le souvenir du vieux pont historique de la ville dynamité par les forces croates en 1993, les frappes aériennes des avions de chasse de l’Otan sur les positions militaires serbes en Bosnie pendant l’été 1995 conduisant aux accords de paix de Dayton, Ohio, signés entre les présidents croate, bosniaque et serbe, et le négociateu­r américain Richard Holbrooke. Et pour ceux qui ont la mémoire plus longue, nul n’a oublié que la capitale de la BosnieHerz­égovine est Sarajevo, mère de la Première guerre mondiale qui recomposa le monde. Résumons et forçons le trait : là où l’Europe et l’Amérique ont bombardé et pensé la partition du pays il y a vingt-cinq ans, la Chine sauve aujourd’hui des vies.

Des investisse­ments gagnant-perdant

Narsaq, Entebbe, Mostar sont trois points de bascule du monde, trois points minuscules à l’échelle de la planète mais dont le modèle est reproduit méthodique­ment sur les cinq continents. Côté Occident la mémoire, côté Chine le capital. Comme si on ne pouvait pas articuler les deux.

Dans le rapport ‘How China Lends’ publié le 31 mars dernier, rédigé par trois think tanks américains dont le Peterson Institute for Internatio­nal Economics de Washington et un laboratoir­e de recherche allemand, les chercheurs, analysant des prêts accordés par la Chine à 24 pays pauvres ou en développem­ent d’Afrique, d’Océanie, d’Amérique latine ou d’Europe de l’Est dans les 20 dernières années à hauteur d’environ 40 milliards de dollars, mettent en évidence une clause de créance qui précise que toute action préjudicia­ble à un intérêt chinois ou à une représenta­tion institutio­nnelle de la Chine dans le pays débiteur déclencher­a automatiqu­ement le remboursem­ent anticipé du prêt. On garantit le développem­ent économique d’une main, on sécurise l’allégeance politique de l’autre. Ce qui ne correspond pas tout à fait au win-win deal unanimemen­t vanté par la diplomatie, les investisse­urs et entreprene­urs chinois.

“Peu importe la façon dont le vent souffle ou les vagues se brisent, il vaut mieux se promener dans le jardin” disait Mao au moment de la rupture sino-soviétique dans les années 60. Face à toutes les études qui dans le monde notent la très forte montée en puissance du sentiment anti-chinois, la Chine simule la même indifféren­ce. Aujourd’hui Narsaq, Entebbe, Mostar lui donnent raison. Pour combien de temps ?

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vanté par la diplomatie, les investisse­urs et entreprene­urs chinois.
On garantit le développem­ent économique d’une main, on sécurise l’allégeance politique de l’autre. Ce qui ne correspond pas tout à fait au win-win deal unanimemen­t vanté par la diplomatie, les investisse­urs et entreprene­urs chinois.

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