Le Pays Malouin

Le procès de « la godaille »

Mardi 8 novembre, deux marins de la Compagnie des pêches et leurs frères comparaiss­aient devant le tribunal de Saint-Malo pour vol en réunion. Des centaines de kilos de « godaille » cachés dans les cales et chargés dans des voitures à la nuit tombée.

- De notre correspond­ante Sophie LESSIRARD

Ça s’appelle « la godaille » . C’est une pratique très répandue dans le milieu de la mer. Au débarqueme­nt, chaque marin rentre chez lui avec une grosse caisse de poisson : des joues de morue, des collets, des langues… parfois des filets sans arête, mais le plus souvent, du « faux poisson » , ce qui est jeté. Il revient à l’armateur de fixer la quantité de godaille.

À la Compagnie des Pêches de Saint-Malo, la règle est d’une caisse de 14 kg par marin-pêcheur.

Mais il semble que la pratique soit bien souvent à la hausse.

C’est suite à une dénonciati­on que les policiers ont établi une surveillan­ce sur le quai Duguay Trouin le 18 avril dernier. Au débarqueme­nt de « La Grande Hermine » , rien à signaler. Mais à la nuit tombée, un étrange va-et-vient commence. Des hommes font la chaîne. Portent des cartons. Et les chargent dans deux voitures.

Quand elles démarrent, il suffit aux policiers en fraction de prévenir une autre brigade pour qu’elle les arrête un peu plus loin.

Dans une camionnett­e, on découvre une centaine de cartons. C’est le véhicule du capitaine du bateau. Il s’est octroyé une part copieuse, sauvegardé­e jusque-là par le chef de production du bateau dans des cales cadenassée­s. Le jeune garçon, qu’on dit complice de vol, explique à la barre qu’il n’a eu guère le choix : « J’obéis aux ordres » , dit-il.

Pour le capitaine, ce n’est pas un vol, mais de la générosité, quitte à en noyer le poisson : « Vous savez ce qu’on dit : dans le cochon, tout est bon ! Eh bien dans le poisson, c’est pareil ! » . Pour ne pas jeter ni gâcher, chacun se sert et distribue le poisson à son entourage. Sauf qu’au capitaine, on reproche d’être allé chercher directemen­t dans la production déclarée, et de n’en être pas resté aux joues de morue.

Le tribunal se pose la question de l’exemplarit­é. Guillaume Baillache, le président, apostrophe le prévenu : « J’ai peut-être la naïveté de croire que le capitaine est censé respecter les règles qu’il dicte » . Avec 60 cartons reconnus par le chef du bateau, mais une grosse centaine soupçonnée par le ministère public, on est bien loin du carton unique de 14 kg par tête.

Le second véhicule est celui du lieutenant de la Grande Hermine. « Cette fois-ci, il y en avait tellement… Je me suis dit, je vais faire comme tout le monde, et me servir un peu plus » . « Un peu plus » , soit 24 cartons de plus que la règle édictée, l’équivalent de 350 kg. Une pratique tellement répandue que l’homme en tombe des nues : « Ça s’est toujours fait, je ne pensais pas que ça aurait de telles répercussi­ons » , dit-il face au juge.

Lui aussi a pris à la mer pour donner aux autres : « J’ai apporté 4 cartons de poisson à ma grandmère. Avec ma femme on voulait faire baptiser la petite, et offrir du poisson aux invités. Ça fait plaisir à tout le monde. Je n’ai pas porté préjudice au chiffre d’affaires. Si on ne prend pas ce faux poisson, c’est jeté ! »

Le lieutenant et le capitaine ont été aidés cette nuit-là par leurs frères respectifs. Aux côtés des marins à la barre, on leur reproche de s’être rendus complices. L’avocat de l’un d’eux ne veut pas laisser passer cette idée : « Ils n’y connaissen­t rien à la mer ! On leur demande d’aider, ils aident sans se poser de question ! C’est un jugement pour quelques mètres, de la passerelle à la voiture ! » . Chaque frère sera pourtant condamné à 2 mois de prison avec sursis.

Pour le capitaine, une peine de 12 mois de prison avec sursis et 20 000 € d’amende est prononcée. Il devra indemniser avec son frère l’entreprise à hauteur de 6 292 €. Après 17 ans à la Compagnie des Pêches, l’entreprise a licencié son chef de bord, et refait toutes les boîtes de poisson sur lesquelles figurait son image. Un coût de 18 130 € pour lequel la Compagnie demandait à être indemnisée. Demande rejetée par le tribunal.

Le chef de production du bateau qui avait obéi aux ordres et caché le butin du capitaine a écopé, lui, de 5 mois de prison avec sursis.

« Dans le cochon tout est bon. Eh bien dans le poisson, c’est pareil ! » Du poisson… pour sa grand-mère

Pour le Lieutenant, c’est une peine de 6 mois de prison avec sursis. En dédommagem­ent, il versera à son ancien employeur avec son frère la somme de 2 132 €.

Tous les quatre, conjointem­ent, rembourser­ont les frais de justice de la Compagnie, pour 1 500 €.

C’est la fin d’une procédure dans le vague, face à des matelots muets comme des carpes : « Il y a une vraie omerta sur le bateau » conclura le président du tribunal.

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