Le Pays Malouin

Le vibrant témoignage de Ginette Kolinka, rescapée des nazis

Ginette Kolinka, 92 ans, a connu la barbarie nazie et l’enfer des camps durant la Seconde guerre mondiale. Elle en a livré un bouleversa­nt récit, la semaine dernière, devant les élèves du lycée Jacques Cartier de Saint-Malo.

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Elle est venue seule, en train, depuis Paris. À son arrivée, elle n’a pas voulu du taxi que le lycée voulait mettre à sa dispositio­n. Ginette Kolinka a préféré prendre le bus, comme la grande dame débrouilla­rde de 92 ans qu’elle est.

Deux longues interventi­ons l’attendaien­t, jeudi et vendredi, devant les terminales du lycée Jacques Cartier, et leurs professeur­s d’histoire Stéphane Autret et Fabienne Massard-Wimez, à l’origine de sa venue.

Ginette Kolinka, ce n’est pas un livre d’histoire. C’est l’Histoire. Elle qui était proche de Simone Veil, qu’elle a côtoyée en déportatio­n, se livre chaque semaine, avec une incroyable énergie, devant des élèves de la France entière et dans les écoles de quartiers réputés difficiles.

Elle a fermé les yeux. Puis elle a parlé. Parlé. Sans jamais, ou presque, s’arrêter. Pendant trois heures, Ginette Kolinka a raconté des choses terribles. Elle a mis des mots sur ces images « restées intactes » dans son esprit, sur sa déportatio­n dans les camps de Auschwitz-Birkenau, Bergen-Belsen et Theresiens­tadt, de mars 1944 à mai 1945.

Celle qui est aussi la maman du batteur du groupe Téléphone a livré un témoignage poignant et précieux car devenu rare.

Voici, restitués de manière brute, comme elle l’a raconté, quelques fragments de la vie d’une femme qui a connu le pire de l’Humanité.

L’arrestatio­n.

« C’était le 13 mars 1944. En poussant la porte de la maison, j’ai vu des hommes de dos, vêtus d’un chapeau et d’un long manteau de cuir. C’était la Gestapo. On leur a dit : « Mais non, nous ne sommes pas Juifs, regardez nos papiers (qui étaient des faux) ». L’un nous a répondu : « Ah bon, c’est ce qu’on va voir ». Et il a fait déculotter mon père, mon frère et mon petit-neveu. Ils étaient circoncis. On a été envoyés à Drancy. J’avais 19 ans ».

L’attente.

« J’avais votre âge. J’étais jeune et insouciant­e. Je ne voyais pas le côté tragique de l’Histoire. À Drancy où je suis restée quelques semaines, je ne savais pas ce qui m’attendait. On pensait aller travailler à l’usine ou dans les camps. On ne meurt quand même pas du travail ! Je pensais que mon petit frère et mon petit-neveu allaient m’accompagne­r. Que mon père, en raison de son âge, allait participer à des ateliers et qu’on se retrouvera­it tous ensemble, tous les soirs ».

Le départ pour l’enfer.

« On s’est retrouvés devant ce train, et ces wagons vides. Et puis cette brutalité soudaine, ces « schnell » (vite), « schnell » répétés par les soldats : c’est le premier mot que j’ai appris en Allemand.

Quand les portes se sont refermées, nous étions plongés dans l’obscurité. On était tellement mal installés. Il n’y avait pas d’air, pas de clarté. Le voyage nous a à moitié asphyxiés. Nous étions somnolents en arrivant à Auschwitz-Birkenau ».

L’arrivée.

« J’ai appris plus tard que notre convoi transporta­it 1 500 personnes dont 800 femmes et enfants. Seules 80 femmes ont eu le droit d’entrer dans le camp. Les autres ? Mon père, mon petit frère et mon petit-neveu sont montés dans un camion qui les a conduits directemen­t aux chambres à gaz. Je n’ai compris que le lendemain le sort qui leur avait été réservé. Ce sont des déportées qui m’ont dit : « Regarde la fumée qui sort de la cheminée là-bas ». J’ai alors compris cette odeur bizarre qui régnait dans le camp…

Tout était gris, tout était sale. Les gens qui étaient là n’avaient plus d’allure humaine. Je croyais qu’ils venaient d’un camp d’aliénés ».

L’humiliatio­n.

« En arrivant dans notre baraquemen­t, on nous a dit : « Déshabille­z-vous ». Pour moi, ce fut une épreuve terrible. J’étais très, très pudique. J’avais honte. On m’a tatoué un numéro sur le bras. Puis on nous a rasées. Brutalemen­t. Les cheveux, les poils sous les bras, sur le sexe. Les lames étaient rouillées ou avaient trop servi. Nous étions sanguinole­ntes. On nous a envoyées sous la douche. Brûlante d’abord. Puis glacée. On a fini, toujours nues, à attendre dans une pièce aux carreaux volontaire­ment brisés, pour faire passer les courants d’air ».

La faim, l’appel.

« À 3h30 du matin, on nous réveillait pour l’appel. Il ne devait manquer personne. On traînait dehors celles qui étaient mortes dans la nuit, on soutenait comme on pouvait les malades. Après cet appel, on avait le droit à une eau noirâtre. À midi, c’était de l’eau d’une autre couleur, une espèce de soupe sans légumes. Puis, après douze, treize heures de travail, venait l’appel du soir. Il fallait rester debout, bien droit. C’était interminab­le. 10 000 personnes étaient parties au travail. Il fallait que 10 000 soient rentrées. On nous comptait, recomptait. Ça durait trois, quatre, cinq heures. Dans le froid, la chaleur, sous la pluie. Puis venait la nourriture solide : une tranche de pain noir avec un carré de margarine ».

Les punitions.

« Je faisais tout pour ne pas me faire remarquer. On prenait des coups pour un rien. Pour un calot mal mis sur la tête, un homme se voyait infliger 25 coups de bâton, les fesses à l’air. Et c’est un copain qui devait les lui donner. Pour une plus grosse bêtise, vous pouviez vous retrouver les bras accrochés à un piquet, les pieds décollés du sol. Au bout d’un moment, les articulati­ons finissaien­t par se disloquer ».

Les derniers jours.

« A l’approche des Alliés, on a nous a mis dans un train. Nous sommes restés des jours sans nourriture, envahis par les poux, à faire nos besoins à nos pieds. J’ai gardé la tête d’une femme morte, posée sur mon épaule. Je me disais que s’il y avait une distributi­on de nourriture, je pourrai dire qu’elle dort, et prendre sa part…

Puis un jour, le train s’est arrêté. Un soldat, peutêtre pris de remords, a ouvert la porte. Quelques femmes, dont moi, ont eu la force de descendre. On a mangé l’herbe qui recouvrait le sol, peut-être des verres et de la terre. Et on a bu l’eau souillée qui avait servi à la vidange d’une locomotive. La soif, c’est pire que la faim ».

La libération.

« Nous sommes arrivées dans un camp. Et là, j’ai senti pour la première fois des regards bienveilla­nts. On m’a aidée à marcher. On m’a allongée dans un lit. J’ai sombré dans un état proche du coma. J’avais une fièvre très élevée. Je souffrais du typhus. Je suis restée trois semaines ainsi, avant d’être rapatriée par un avion sanitaire en France ».

Le retour.

« Je ne pesais plus que 25 kilos. J’étais un squelette. En me voyant arriver, la concierge a cru que j’étais Gilbert, mon petit frère de 13 ans. Je lui ai dit : « Ah non, c’est Ginette ». J’avais 20 ans.

Je suis tombée dans les bras de ma mère. Mais je ne savais plus pleurer. Elle espérait encore le retour de mon père et de mon petit frère. Je lui ai dit : « Mais non maman, ils ont été gazés et leurs corps brûlés ». Plusieurs années plus tard, après sa mort, je m’en suis voulu de lui avoir annoncé les choses ainsi…

Mes trois autres soeurs, qui n’avaient pas été déportées, sont aussitôt venues à mon chevet. Elles ne m’ont rien demandé. Elles m’ont dit : « On va t’apprendre des chansons Ginette ». Et elles m’ont chanté ensemble « Le petit vin blanc ».

Pour les autres, les voisins, la boulangère, j’étais la bête curieuse qu’on venait voir ».

Le message.

« Je vous ai passé ma mémoire. A vous maintenant de prendre la suite, de raconter ce que vous avez entendu à vos familles, à vos amis, pour faire taire les révisionni­stes et les négationni­stes, toujours tapis dans l’ombre.

On a assassiné des personnes non pas pour ce qu’elles ont fait mais parce qu’elles étaient.

Acceptez les gens qui ne sont pas comme vous. Acceptez les différence­s.

Et ne me remerciez pas. C’est moi qui vous remercie élèves et professeur­s. C’est grâce à vous si je suis encore là ».

« Regarde la fumée qui sort de la cheminée » « Je ne pesais plus que 25 kilos. J’étais un squelette »

Recueilli par Samuel SAUNEUF

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