Les ravages du barrage
C’est paradoxal. L’association Rance Environnement reproche au barrage d’être à l’origine de 80% de son envasement et d’une transformation radicale de son éco-système mais elle redoute aussi la fin de son exploitation.
Coté pile, un site industriel qui a le mérite de produire une énergie propre. Côté face, un site naturel corrompu par cette prouesse technologique des années 60. Les anciens le disent : avant le barrage de la Rance, une multitude de poissons marins venait se reproduire dans l’estuaire. On y trouvait des crevettes et toutes sortes de coquillages non loin de plages où les gens du coin se baignaient à la bonne franquette.
« La Rance était même l’un des lieux les plus importants de Bretagne en quantité de poissons plats », souligne Henri Thébault. Avec une vitesse de rotation de 96 tours minutes avancée par EDF, il n’imagine pas ces poissons passer les turbines du barrage hydromarin sans se faire découper en rondelles ! « Ceux qui y parviennent sont par exemple des lançons, ce qu’on appelle le poisson fourrage, de petite taille. Mais ils sont à moitié assommés et deviennent une proie facile pour les goélands », explique l’ancien ingénieur d’IBM qui milite avec l’association RanceEnvironnement pour le désenvasement du fleuve. Car « 2,5 millions de m3 de vases s’y sont accumulés en 50 ans ».
La vase en vase clos
Pour Rance-Environnement, le barrage est bel et bien responsable de la situation à 80%. Donc l’Etat qui a fermé le bel estuaire. Et EDF qui a modifié le régime naturel des marées avec ce « site industriel le plus visité de France ». En résumé, la vase est emprisonnée dans l’estuaire désormais clos et, elle se forme, parce qu’il n’y a plus assez de mouvements dans le fleuve : l’amplitude des marées est réduite d’au moins 40%, les niveaux hauts et bas restent étales pendant plusieurs heures, etc.
Navigation difficile
L’envasement, notamment près de l’écluse de Lyvet ( la Vicomté sur Rance), nuit à la navigation des bateaux qui descendent vers Dinan. Mais ce n’est qu’une conséquence parmi d’autres. L’écosystème de ces lieux remarquables a été profondément bouleversé. « La Rance était un habitat de sable pour les espèces marines qui venaient y pondre et repartaient en mer - des petits bars, des soles, des maquereaux, des merlus - offrant des moments mémorables aux pêcheurs. » La sédimentation a modifié cet habitat. Aux vers de mer ont succédé les vers de terre. Et surtout, de nombreuses espèces microscopiques, selon le recensement réalisé par le laboratoire maritime de Dinard en 1976.
Nouveau paysage
Une partie de l’estuaire marin a perdu de sa salinité du fait d’une flore qui s’est, elle aussi, transformée. Les vasières qui se sont formées jusqu’à 3 m de profondeur sont comme des polders, coiffés d’herbus et de buissons (en lieu et place de la plage de la Ville-Ger, à Pleudihen, par exemple), préfigurant, si l’on ne fait rien, « un paysage semblable aux prés salés des abords du Mont Saint- Michel ! » avertit Henri Thébault. « Ces sédiments se tassent, durcissent et finissent par interdire toute vie biologique, assure Rance-Environnement. Et cette masse permanente emprisonne alors les pollutions agricoles ou domestiques. »
Un écosystème qui se substitue à un autre, est-ce si grave, relativisaient à une époque certains scientifiques ? « Oui, répond Henri Thébault, avec un sens bien poussé de la provo- cation : « Les stations d’épuration ont aussi leur propre écosytème avec leurs bactéries… »
Mais oui au barrage !
Malgré ce lourd bilan environnemental que personne ne prédisait, faute de s’y intéresser, il y a 50 ans, l’association ne veut pas la mort du barrage. Henri Thébault estime qu’il faut faire avec et même le laisser produire un maximum d’énergie plutôt que de réduire sa cadence. « La fermeture de l’estuaire et donc le barrage ont plus d’impact sur l’environnement que l’exploitation de l’usine. Réduire le temps d’étal de 25% comme cela a été proposé n’avancerait pas à grand chose. Mieux vaut donc établir un plan de gestion pérenne des sédiments : 2,5 millions de mètres cubes à extraire sur 25 ans. » L’affaire semble en bonne voie. (lire cidessous).