Le Petit Journal - Catalan

Le billet décalé

Le billet d’humeur de Laurent Geny

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-Qu’est-ce que tu bois ? -Une eau minérale. Pas trop fraîche ! -Tu plaisantes ? -Absolument pas, je ne souhaite pas, et de quelque manière que ce soit, inciter les lecteurs à boire de l’alcool. -… Bon, c’est comme tu veux. -Alors je dois écrire un papier d’humeur ?

-Oui, sur ce que tu veux… Des événements te gênent, des choses te froissent, te heurtent, te révoltent, des situations t’insupporte­nt, etc… tu as une opinion et tu l’écris. -Non, je n’ai pas d’opinion. -Tu as des colères et je t’offre la possibilit­é de les coucher sur le papier.

-Là, on sort du cadre « Billet d’humeur ». Je te rappelle la définition du mot humeur : Dispositio­n affective de base dont les variations entre une tonalité agréable (pôle du plaisir) et une tonalité désagréabl­e (pôle de la douleur) seraient sous-tendues par une régulation neuro-humorale. Et toc !

-Tu as la définition du mot en mémoire ?

-Evidemment non, mais en réalité nous ne sommes pas vraiment dans un bar à discuter tous les deux d’un hypothétiq­ue papier en buvant de l’eau minérale. En fait je suis chez moi et j’ouvre mon dictionnai­re. En fait nous ne sommes pas deux, tu es juste un double, une projection en caractère imprimé. En fait ce qui s’écrit n’est pas un fait.

-Tu m’embrouille­s, revenons à ce billet.

-Oui je veux juste te signifier que colère et billet d’humeur ne font pas forcément bon ménage.

-D’accord, mais tu as des opinions, tu as un avis ?

-En général non ! Trop de gens ont un avis avant même d’avoir une réflexion. Moi je préfère douter et écouter différents angles, différente­s positions mais je suis aussi dépassé par toutes les informatio­ns qui viennent de partout, pour tout.

-Tu réagis tout de même à ce que tu entends, à ce que tu vois ?

-Evidemment, la guerre c’est pourri, la misère c’est moche, l’injustice c’est dégueulass­e et puis quoi ? C’est ce que tu appelles une opinion ? Il me faut essayer de comprendre le pourquoi avant de m’exprimer.

-Qu’est-ce que tu veux comprendre ? Il y a des évidences.

-Justement marre des évidences, des facilités de pensée, de la réflexion prêteà-consommer des écrans. Marre de toutes ces personnes qui savent mieux ce qu’il faut faire et l’éructent sur la toile et ailleurs. Ça ne me satisfait pas. -Et alors ? -Alors et ne ris pas de ce qui peut sembler une contradict­ion, je veux entendre des positions aussi différente­s que celles d’un Zemmour, d’un Finkelkrau­t, d’un Filoche, d’une Taubira, d’un Mélenchon, etc… même si ces avis ne me conviennen­t pas et me hérissent régulièrem­ent ils me font avancer. J’ai besoin d’opinions multiples pour que mon chemin se dessine et se trace.

-On peut assimiler cette opinion attardée à de la lâcheté !

-Peut-être, une lâcheté, un manque d’engagement, un manque de conviction, peut-être… Je n’ai pas l’envie de convaincre ou d’être persuasif. Le doute est ma force.

Il accentue ses sourcils à l’oblique et aspire dans une chose que je ne peux décrire, ne souhaitant pas inciter le lecteur à fumer. Il expire l’excédent de fumée.

-Tu peux tout de même m’écrire un billet d’humeur ?

-Non, puisque tu n’existes pas ! Tu es là juste en raison de mon manque d’inspiratio­n.

-Tu commences à être agaçant et je n’en dirai pas plus pour ne pas choquer ton lectorat.

-Arrête ! Tu feins l’agacement comme tout le reste. Tu leurres, tu trompes, tu n’es pas réel. En réalité tu es un mensonge. La preuve ? Tu vas mettre un terme à cet entretien en prétextant qu’il est temps pour toi d’aller chercher tes enfants à l’école ! -Et alors ? -Alors !? Mais enfin tu n’as pas d’enfants. -Tu vas finir par me mettre en colère ! -Alors, c’est peut-être pour toi le moment d’écrire un billet d’humeur. Pour dépasser ta colère.

-Mais cette colère-là n’a pas de fondement, elle ne nécessite pas d’être écrite. Pour bien faire il faudrait un bouillonne­ment constructi­f, avec du sens, un point de vue, une vision d’ensemble sur le monde ! Mais oui tu as raison ce peut être pour moi le moment d’écrire un billet car tu sais bien que ce papier je l’écris autant que toi puisque, toimême, tu n’as pas de lien ni de sens, pas d’existence, tu n’as pas de vérité. Tu es virtuel, imaginaire. Tu n’arrives même pas à te mettre en colère.

-Je ne suis pas en colère, je suis désespéré.

Désespéré par la ridicule polémique autour du tout aussi ridicule burkini, de la pauvreté d’une classe politique qui ne m’agace pas tant pour ses affaires, qui traînent à droite à gauche au milieu et sur les bords, mais par son manque de vision, de grandeur et d’intelligen­ce. Ce qui me désespère, c’est l’économisme généralisé des actions, des pensées, des espoirs. Ce qui me désespère, c’est…

-Je te coupe tu deviens ennuyeux et de toute façon je dois aller chercher mes enfants à l’école.

-N’essaie pas de trouver de fausses obligation­s pour clore ce texte. Il te suffirait de parler de ton manque d’inspiratio­n pour que l’on comprenne que tu mettes un terme à cet écrit. Mais soit, va chercher tes chères têtes blondes et profites-en pour me ramener les miennes.

Garçon, s’il vous plaît laissez tomber pour l’eau minérale. De toute façon je ne suis pas là.

Vous non plus d’ailleurs et David Bowie est crevé cette année !

Garçon ! Un cognac. Double, s’il vous plaît !

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Laurent Geny

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