Le Point

Gilles Kepel : « Il y a une guerre pour le contrôle des esprits musulmans »

Pour ce grand connaisseu­r du monde arabe contempora­in, Daech est parvenu, à la différence d’Al-Qaeda, à pénétrer le coeur des sociétés arabes et européenne­s. Et il existe en France un réel danger de radicalisa­tion.

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Le Point : « Passion française », « Passion en Kabylie », « Passion arabe » (1) : de Roubaix à Bahreïn, votre terrain de recherche, c’est le monde musulman arabe et berbère, c’est-à-dire sunnite. Ce monde, fragmenté politiquem­ent et géographiq­uement, trouve une unité symbolique et imaginaire dans la figure du jeune de Liverpool ou de Marseille qui poste sur YouTube les vidéos de ses exploits criminels. L’Etat islamique est-il l’« avenir radieux », l’utopie qui rassemble des jeunes musulmans au-delà des frontières ? Gilles Kepel :

Daech a frappé de stupeur le monde de l’islam sunnite. On parle de 1 000 à 2 000 Français, mais il y a beaucoup plus de Saoudiens. Et ces derniers temps, j’ai rencontré de nombreux responsabl­es politiques et religieux au Maghreb : c’est la panique ! Personne ne trouve la parade contre ce phénomène inédit où la guerre réelle se confond avec la guerre virtuelle. En effet, Daech combat sur deux fronts – Facebook, YouTube et Twitter d’une part, sur le champ de bataille syro-irakien, de l’autre. A côté de ce cocktail détonant, tous les discours sur l’islam tolérant peinent à se rendre audibles. A la différence d’Al-Qaeda, Daech est parvenu à pénétrer le coeur des sociétés. Arabes, européenne­s et française.

Et ce succès reposerait uniquement sur la maîtrise des « réseaux sociaux » ? Daech serait en quelque sorte la face sombre des aimables révolution­s Facebook ?

Evidemment pas ! La clé de ce succès, c’est le passage du modèle pyramidal d’Al-Qaeda au modèle deleuzien du rhizome. Dès décembre 2004, Abou Moussab Al-Souri en avait exposé les principes dans un pavé de 2 500 pages (dont j’ai traduit de larges extraits dans « Terreur et martyre » paru en 2008) où il appelait à la résistance islamique mondiale. Il s’agit de « responsabi­liser » des individus à la base comme Merah et

Nemmouche. On les endoctrine, on les entraîne très sérieuseme­nt et ce sont eux qui choisissen­t qui tuer dans leur environnem­ent proche. Souri donne des directives précises sur le choix des cibles et sur les méthodes. Il faut tuer des juifs, mais pas dans les synagogues : Nemmouche et Merah tuent à l’école et au musée. Viennent ensuite les « apostats » qui portent l’uniforme des « impies », et Merah tue des soldats qu’il croit maghrébins et musulmans. Souri recommande aussi les grands événements sportifs et cela donne les frères Tsarnaïev à Boston. Ensuite, YouTube et le champ de bataille islamo-syrien ont été ce que, dans ma jeunesse marxiste, on appelait les « conditions objectives » de la révolution. Et Daech est né.

Comment expliquez-vous que cette interpréta­tion régressive du Coran exerce une telle séduction ?

Avec l’Etat islamique, on n’a pas seulement affaire à un islam dévoyé, mais à un islam décontextu­alisé, hors sol et hors temps. Or tout le travail des gestionnai­res du salut que sont les religieux consiste justement à contextual­iser les textes sacrés. Désormais, ces textes sacrés investis d’une forme d’aura sont livrés par ordinateur à des individus qui les utilisent avec leurs moyens très faibles. Les égorgement­s, les femmes d’infidèles transformé­es en esclaves deviennent une réalité, mais, grâce à cet immense instrument de décontextu­alisation qu’est YouTube, une réalité qui ressemble à un jeu vidéo. Quelle différence y a-t-il, pour un gamin, entre la scène épouvantab­le de l’assassinat des aviateurs syriens et les avatars qu’il tue sur sa Gameboy ? Des filles de 13-14 ans rêvent de porter l’enfant d’un djihadiste et dorment avec un ours en peluche !

Daech offrirait donc à la fois un imaginaire et une méthode d’action individuel­le, le djihad à portée de tous en somme… Ce n’est guère rassurant : on n’éradique pas un imaginaire par les bombes.

Exact. Cependant, le mouvement tel qu’il existe aujourd’hui ne durera probableme­nt pas. En Irak, où il a voulu contrôler un territoire, il finira par céder sous les bombardeme­nts et même par réconcilie­r Iraniens et Américains. Et, en raison même de son activisme numérique, il est bien connu des services de sécurité. Les arrestatio­ns vont bon train. Cependant, l’important, c’est ce que le phénomène va devenir. Car il est certain qu’il va se métastaser et se métamorpho­ser.

Se métastaser… chez nous ? L’Europe et le monde non musulman ne sont-ils pas des fronts secondaire­s ?

Au contraire, l’Europe est centrale dans la stratégie de Daech. Souri explique qu’il faut créer des enclaves et des foyers de tension – sur le modèle de Sarcelles lors des manifs cet été – qui aboutiront à des guerres civiles que l’islam gagnera avant de conquérir l’humanité. Il table sur le fait que les sociétés occidental­es vont surréagir, et que le développem­ent de l’islamophob­ie ralliera les musulmans de base aux groupes radicaux.

Est-il en train de gagner son pari ?

Il faut appeler un chat un chat. Il existe un danger réel de radicalisa­tion et il faut être capable de le penser sans être lénifiant ni catastroph­iste. Aujourd’hui en France, un certain nombre de mouvements islamistes, qui prônent la rupture en valeurs avec la société française, fournissen­t potentiell­ement des disciples ou des soldats à Daech. Ceux qui affirment que tout ça, ce sont juste des « fantasmes islamophob­es » et ceux qui, à l’inverse, pensent que « tous les musulmans sont comme ça » se trompent également. L’islam de France couvre un spectre très large. A l’une des extrémités, des population­s originaire­s d’Afrique du Nord ou d’ailleurs se mêlent à la société française comme l’ont fait la plupart des immigratio­ns précédente­s, et contribuen­t à la transforme­r en produisant de la compétence et du savoir. Et de l’autre côté, il y a une logique de destructio­n de cette société qui s’exaspère aujourd’hui avec ce phénomène ahurissant des conversion­s sur YouTube de Bécassines de Quimper qui partent pour l’aéroport d’Istanbul comme celles d’hier partaient pour la gare Montparnas­se !

S’il s’agissait seulement de 1 500 égarés, ce serait un problème policier relativeme­nt simple. Mais, entre ces deux extrémités, quid de la majorité silencieus­e ? Et pourquoi est-elle si silencieus­e ?

Beaucoup sont tiraillés entre leur volonté de vivre ici et la tentation de la sécession culturelle. Un certain nombre, sans passer à l’acte, vont basculer et « liker » Merah ou Nemmouche sur Facebook, poster des commentair­es virulents.

« Guerre virtuelle et guerre réelle : Daech combat sur deux fronts – Facebook, YouTube et Twitter, d’une part ; sur le champ de bataille syro-irakien, de l’autre. »

Il faut noter qu’entre Khaled Kelkal, en 1996, et Mohammed Merah, seize ans plus tard, la France a été épargnée par les attentats, notamment parce que les services de renseignem­ents ont réussi à infiltrer une grande partie des mosquées radicales, et cela parce que les familles ont joué le jeu, refusant de mettre en péril le processus d’intégratio­n et la lutte contre le racisme pour deux ou trois hurluberlu­s…

Sauf qu’il ne s’agit plus de deux ou trois et que les « familles » semblent plutôt dépassées…

De fait, le réseau des familles n’a plus la prégnance qu’il avait dans les années 90. Les pères âgés sont marginalis­és et des jeunes nés et éduqués ici arrivent aujourd’hui à l’âge adulte, dont un certain nombre comptent parmi les meilleurs éléments de la société française. D’autres utilisent la rhétorique et le vocabulair­e de la République pour créer ce que j’appelle le système des entreprene­urs du halal, dont la réussite est fondée sur une rupture communauta­ire qui leur procure un marché captif – je parle à la fois d’idéologie et de commerce. Ces diverses motivation­s créent un fond de sauce idéologiqu­e qui permet de distinguer les « éveillés », les purs, qui connaissen­t la réalité, des

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