Plus fort que Margaret Thatcher, le big data
L’Etat va-t-il profiter du grand choc numérique pour réformer son administration ?
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gauche sociale-libérale, une droite libérale-sociale, une extrême droite au programme économique d’extrême gauche. Malgré la grande confusion idéologique qui règne, quelques lignes de clivage résistent. Par exemple, la question des moyens financiers nécessaires au bon fonctionnement des services publics. Les uns répètent que les services publics coûtent en France beaucoup trop cher avec pour conséquence des impôts trop élevés, des déficits et de la dette, bref qu’il faut dégraisser le mammouth en commençant par diminuer le nombre de fonctionnaires. Les autres expliquent que les défaillances des services publics viennent au contraire d’un manque d’argent. Pas assez de policiers dans les quartiers difficiles, pas assez de professeurs dans les collèges sensibles ou d’infirmières dans les hôpitaux. Un vrai dialogue de sourds.
« Nous avons beaucoup de mal à sortir en France d’un débat purement quantitatif sur l’action publique, observe l’économiste Elisabeth Grosdhomme-Lulin dans une étude publiée par l’Institut de l’entreprise. Il est pourtant devenu absurde de cristalliser la discussion sur le plus ou moins de ressources budgétaires à mobiliser pour des formes d’action qui sont de toute façon dépassées. » Dépassées à cause de la révolution numérique en cours, de la collecte massive et informatisée par l’Etat de données personnelles des citoyens, à cause d’Internet et des services en ligne, à cause de ce fameux big data qui va transformer en profondeur le travail et les missions des administrations publiques.
Exemples concrets de cette « action publique algorithmique » . Aux Etats-Unis, les allocations d’aide alimentaire sont versées à leurs bénéficiaires via des cartes de paiement électroniques prépayées et rechargeables. Un procédé simple, peu coûteux et qui permet de contrôler l’usage qui est fait des allocations. La carte est paramétrée de manière à interdire les dépenses non autorisées : impossible de payer avec elle dans certains commerces.
En Italie, un robot informatique permet depuis plusieurs années de lutter contre la fraude fiscale en rapprochant de façon automatique les sommes dépensées par un contribuable et les revenus qu’il déclare. Quand un écart de plus de 20 % entre les deux montants est constaté, un contrôle fiscal est aussitôt décidé. En France, enfin, dans le domaine de la santé, un projet – finalement suspendu par le Conseil d’Etat – prévoyait de subordonner le remboursement d’un traitement de l’apnée du sommeil à l’utilisation effective et contraignante d’un appareil respiratoire doté d’un serveur stockant toutes les données.
Tout cela donne un aperçu des bouleversements que va provoquer le déploiement du big data dans les administrations publiques. Il n’est pas besoin d’être un libertarien de stricte obédience pour juger un peu effrayante la création d’un monstre technocratique capable de connaître en temps réel les faits et gestes de chaque citoyen et de s’assurer à tout instant qu’il n’enfreint pas les lois. Le temps n’est probablement pas très éloigné où l’Etat imposera aux constructeurs automobiles de doter les véhicules de systèmes qui, de façon automatique, forceront les conducteurs à respecter les limitations de vitesse.
On peut aussi s’inquiéter du risque de créer des catégories entre les citoyens, les plus « dociles » – ceux qui acceptent de transmettre leurs données personnelles – bénéficiant d’un traitement de faveur de la part des services de l’Etat. Aux EtatsUnis, l’autorité qui supervise le contrôle des passagers dans les aéroports a ainsi lancé en 2013 le programme PreCheck. Les voyageurs qui le souhaitent peuvent, moyennant un paiement de 85 dollars, y adhérer. Ils autorisent l’administration à avoir un accès libre à un ensemble d’informations personnelles
Les nouvelles technologies pourraient réussir ce qu’aucun gouvernement n’est pour l’instant parvenu à faire.