Le Point

Ultra selfie solitude

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LL’inflation de l’egoportrai­t est le symptôme d’une maladie mondiale, celle de l’indifféren­ce à l’Autre. a solitude est un bâton. Vous parcourez des milliers de kilomètres pour rencontrer l’Autre ou sa culture ou ses paysages, mais à l’instant propice du rendez-vous vous sortez un bâton pour vous prendre vous-même en photo, consacrant votre solitude, la rupture du monde, le cloisonnem­ent, l’indifféren­ce à l’Autre, le renoncemen­t. Vous vous passez de cela même que vous avez recherché : l’Autre et ses signes. Le selfie est une solitude. Fascinant spectacle, dans les rues de Bruxelles ou près du lac Parfumé à Huê, au Vietnam : un homme vient de loin pour voir le monde mais ne vit le monde que comme arrière-plan. Le monde est un Prétexte. Il est un fond d’écran. Le touriste qui, à l’époque, demandait aux Autres son chemin comme un pèlerin provoquait à la fois la rencontre, le malentendu et les langages et le lien. Il finissait par trouver lieu d’entente et occasion de récit. Sournoisem­ent, le selfie vous permet de vous passer du monde, de l’Autre et du besoin de l’Autre. C’est une solitude mais aussi une maladie mondiale. Une sorte de rhinocérit­e à la Ionesco : cela contamine et se voit partout depuis peu. Cela mène à croire au pire et aux anciennes gnoses : le cosmos lui-même n’est peut-être que le selfie sans visage d’un Dieu qui nous tourne le dos et gambade dans nos mythes.

Le geste est un rite : le touriste ou l’individu trouve un lieu, une occasion, sort un long bâton qui va lui servir à fabriquer son propre reflet figé et tenir à l’écart l’univers. On n’est plus dans l’art ancien de l’autoportra­it, car celui-ci s’intéresse à l’homme et ne prend pas prétexte du reste de la création comme accoudoir au visage. Le selfie, quant à lui, consacre le cosmos comme ustensile et l’individu qui prend un selfie comme un ego. C’est une solitude, alors que le portrait est une exposition de soi, un don, une présence. Le portrait du selfie est une absence au monde, un refus, une réclusion du lieu de rencontre comme lieu de décor, un nihilisme. Les Québécois ont raison de parler d’egoportrai­t pour dire selfie. Le Japonais qui a l’occasion de parler à un passant à Bruxelles rate l’occasion, prend son bâton de selfie pour repousser la possibilit­é de la rencontre et trimballe uniquement son image mentale pour pouvoir la prendre, la figer, puis la ligoter et l’emporter chez lui comme un butin, la peau du monde en gibier, une taxidermis­ation des apparences. Le tourisme est une extension de l’appartemen­t du pays d’origine. On ne va pas vers le monde, on tourne dans le même quartier avec les mêmes gens que l’on emmène avec soi comme spectateur­s de son itinéraire fermé. Le bâton de selfie sert à un berger dont l’unique souci est son troupeau mental, pas l’humanité.

Car le selfie est une maladie du monde. Des membres de Daech ont été identifiés récemment par des selfies (ils n’avaient pas pu résister à la tentation mondialisé­e), tués et détruits. L’usage du selfie a même provoqué un immense débat théologiqu­e en Arabie saoudite avec des ulémas qui refusaient que des pèlerins puissent prendre des selfies à La Mecque. Soupçon sur le sens réel du geste : le pèlerin ne vient pas rencontrer Dieu, mais prendre une photo avec lui pour revenir chez lui et le raconter. C’est donc un geste païen.

Image fascinante trouvée sur le Net : un jeune court, poursuivi par un taureau. Le plus fascinant est qu’il tient à la main un téléphone et se prend en photo, poursuivi par l’animal bourru, donc soucieux d’immortalis­er cet instant, conscient d’être en spectacle permanent, pensant, dans la mécanique de la peur, à ce qu’il va monter, dire et raconter aux autres : même les émotions profondes et primaires sont altérées par ce vif besoin du selfie !

Le bâton est cet écart strict de la civilisati­on de l’image, entre l’homme et la rencontre de l’homme. La distance est mesurable entre Robinson et Vendredi : 50 centimètre­s. Tragiqueme­nt extensible. Le bâton n’y sert plus au pèlerinage mais au refus, il ne soutient pas le marcheur mais l’isole, il ne déplie pas la terre mais la replie sous l’aisselle.

La fin du monde est un bâton de selfie

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