Le déni du Waterloo économique
En France, on préfère avoir tort avec notre système que raison avec les autres modèles.
La
célébration du 200e anniversaire de la bataille de Waterloo a permis aux Français de faire connaissance avec un descendant de l’Empereur, l’étonnant Charles Napoléon, virtuel Napoléon VII, docteur en sciences économiques et membre du bureau du Comité économique, social et culturel du Parti socialiste. Invité sur RTL, il n’a pas hésité à affirmer que la bataille de Waterloo avait changé le cours de l’Histoire mondiale, et de l’histoire économique en particulier, en émettant l’hypothèse osée que, si elle avait été gagnée par son illustre aïeul, le libéralisme à l’anglo-saxonne ne se serait probablement pas imposé comme il l’a fait. Que le modèle économique français, caractérisé par la puissance bienfaitrice de l’Etat et non par celle injuste du marché, aurait peut-être dominé le monde.
Plus sérieusement, l’historien David Todd a longuement et brillamment démontré dans ses travaux (1) comment l’identité économique de la France s’est en grande partie forgée au lendemain de Waterloo, sous la Restauration puis la monarchie de Juillet. Comment, à l’issue d’une longue et rude bataille idéologique, la culture protectionniste et anti-libre-échangiste a au milieu du XIXe siècle remporté en France une victoire écrasante et définitive sur les thèses libérales venues d’Angleterre.
Au cours des années 1820, l’économiste Jean-Baptiste Say est le chef de file des défenseurs d’une liberté commerciale qui entend rompre avec la doctrine mercantiliste napoléonienne. Favorable à une ouverture des frontières et à une levée des restrictions aux échanges, il estime que l’Etat ne doit plus s’immiscer dans les rapports entre producteurs et consommateurs.
Mais ce mouvement de libéralisation économique et commerciale se heurte vite à une réaction nationaliste, conduite par Adolphe Thiers et l’agronome Christophe Mathieu de Dombasle, qui eux défendent la supériorité de la production intérieure sur le commerce extérieur. Prônant avec la même vigueur
C’est le drame de la France que d’avoir forgé son identité économique sur le rejet des modèles venus de l’extérieur.
qu’un Arnaud Montebourg le made in France et le patriotisme industriel, ils finissent par obtenir gain de cause et une hausse des tarifs douaniers sur les importations de textiles.
Dans les dernières années de la monarchie de Juillet, les « libre-échangistes » vont tenter une nouvelle offensive. En 1846, l’économiste et polémiste Frédéric Bastiat inaugure à Bordeaux l’Association pour la liberté des échanges afin de propager ses idées : « Libre-échange ! Ce mot fait notre force. Il est notre épée et notre bouclier. Libre-échange ! C’est un de ces mots qui soulèvent des montagnes. Il n’y a pas de sophisme, de préjugé, de ruse, de tyrannie qui lui résiste. Il porte en lui-même et la démonstration d’une vérité, et la déclaration d’un droit, et la puissance d’un principe. »
Mais les libre-échangistes vont connaître une défaite idéologique cuisante face aux protectionnistes, qui très vite ont su organiser une terrible riposte. Ils ont notamment créé une Association pour la défense du travail national animée par de nombreux comités locaux, et racheté un bihebdomadaire, Le Moniteur industriel, qui diffuse une propagande exploitant à fond et avec succès le sentiment anglophobe très vif dans l’opinion publique : « L’Angleterre est l’égoïsme national personnifié » et « les é l uc ubrat i o ns li b re - éc h a ngi st e s » obéissent à « une consigne donnée par Londres » ayant pour seul objectif « de maintenir et d’étendre la domination de l’Angleterre sur tous les marchés du globe », peut-on y lire.
Tout en reconnaissant la défaite de ses idées, le libre-échangiste Frédéric Bastiat constate aussi amèrement, en novembre 1847, l’impossibilité de lutter contre l’anglophobie ambiante. Un siècle et demi plus tard, le sentiment anglophobe trouvera l’occasion de se déchaîner à nouveau contre Margaret Thatcher
et son « ultralibéralisme » économique. Ou, chez les socialistes français, contre la troisième voie prônée par Tony Blair.
C’est peut-être au fond le grand drame économique de la France et l’explication principale de ses grandes difficultés actuelles. D’avoir par arrogance et susceptibilité déplacée forgé son identité économique non à partir de sa propre vision mais sur le rejet des modèles venus de l’extérieur, même lorsque ceux-ci faisaient clairement leurs preuves. De préférer, par un double esprit de contradiction et de suffisance, s’accrocher à un système national qui de toute évidence ne fonctionne pas plutôt que d’importer de l’étranger – notamment d’Angleterre et d’Allemagne – des solutions et des remèdes.
Certes, on trouve aujourd’hui encore des relents nauséabonds de xénophobie économique dans l’hystérie antiallemande d’un Mélenchon ou d’un Montebourg. Mais on n’est, Dieu merci, plus sous la monarchie de Juillet et l’opinion publique ne les suit pas dans leurs délires. Un sondage effectué à la fin de l’année dernière indiquait par exemple que 72 % des Français ont une opinion positive de Mme Merkel et 64 % d’entre eux considèrent que la France devrait s’inspirer des réformes mises en place en Allemagne. C’est aussi une des réussites de la construction européenne : avoir apporté en France une forme de paix idéologique en réduisant considérablement, du moins chez ceux qui ne sont pas atteints de haine incurable, les réflexes anglophobes et « prussophobes » hérités de Waterloo. Il aura fallu deux cents ans pour que l’économie française enterre enfin Napoléon et se débarrasse avec lui de ses rêves démesurés et absurdes de grandeur et de sa dérisoire et dangereuse illusion de supériorité 1. « L’identité économique de la France, libre-échange et protectionnisme, 18141851 », de David Todd (Grasset).