Kamel Daoud Un désir inassouvi
Qu’est-ce que la France quand on n’est pas français ? Cela dépend si vous y habitez, si elle vous habite, si elle a habité chez vous ou si elle cohabite avec vous. Car il y a une cartographie imaginaire de la France hors de la France.
L’effet du rite : de par son histoire de colonisation, ce pays est plus étendu que sa surface. En formule, cela donne un pays qui a quatre fois plus de son étendue en histoire qu’en géographie. Le sujet du jour est donc la France vue de l’ex-colonie. Surtout algérienne. Revenu il y a quelques jours en Algérie, François Hollande a agité le bocal des « relations franco-algériennes » et a remis au goût des médias le rite et les routines. En règle générale, cela se déroule en trois phases avec des amplitudes différentes selon les présidents.
Phase une : avant la visite, éditoriaux français sur les axes repentance/économie et utilité de la visite ; éditoriaux algériens sur le poids de l’ex-colonisateur, ses intrusions dans les jeux de régime d’Alger, l’histoire coloniale, la vente d’armes, les excuses attendues et le bilan de cinquante ans de noces agitées. Le casting convoque les habitués, entre Stora & Co, les exilés algériens avec les clichés de l’analyse permanente sur le franco-algérianisme, et des chiffres usés par la redite.
Phase deux : le président débarque et proclame de nouvelles formules – « refondation » pour Chirac, « partenariat » pour Sarkozy ou « amitié exigeante » pour Hollande. Vue d’Algérie, la France ex-coloniale a l’art patient du synonyme et les relations franco-algériennes sont la preuve que la poésie existe en politique. Il y a même dans le choix des mots entre l’Algérie et la France un raffinement qui va un jour épuiser la langue française sans aboutir à une réconciliation définitive. Pour parler de l’état de santé de Bouteflika, Hollande a même employé un mot si peu usité qu’il en ressemblait à une médaille : « Alacrité » . Une fois la nouvelle formule trouvée, on bifurque sur le fameux réalisme économique, la coopération antiterroriste, puis on promet la « tabula rasa » pour mieux recommencer.
Phase trois : le président français repart, l’amour dure trois ans et l’affaire franco-algérienne dure trois jours. La fièvre est suivie par un désintérêt si grand que l’on ne se souvient même plus de la visite au 4e jour. Ni en Algérie ni en France. Le rite de la visite semble être honoré plus pour consacrer, obscurément, une indifférence neutre que pour lancer un rapprochement qui demande de l’effort. Il y a presque une volonté de rejouer la « visite » pour mieux ne pas en parler pendant une année ou deux. La « visite » consacre l’expéditif pour se débarrasser du poids de la corvée des retrouvailles, en somme. Car cela sera si long, si pénible, si absorbant que ni Alger ni Paris n’en veulent au bout du bras, mais seulement au bout de la langue. Vue d’Algérie, la France est donc un rite. Le rite permet cependant de se refaire l’archéologie de la « passion » et de voir à l’oeil nu cette relation que l’on ne décrypte pas avec lucidité entre l’ex-colonisateur et l’ex-colonisé, parce qu’on la masque avec l’empire des signes colonisé/colonisateur. Etre une ex-colonie est un art français de l’après-guerre, un jeu raffiné et rusé pour la caste des libérateurs en chef. Développement : une ex-colonie est tout à la fois un effort de déni du lien entre Etats et peuples et une consécration du lien intime entre le libérateur et l’ex-colonisateur. C’est l’effet de Gaulle sur l’esprit du décolonisateur. L’ex-colonie prolonge le lien avec l’ex-colon par un rejet collectif et une amitié « personnelle ». Un par un, les militants nationalistes aiment la France, y vivent, s’y soignent et y envoient leurs enfants ; collectivement, ils la rejettent avec emphase. La France reste perçue à travers l’histoire coloniale folklorisée et le gaullisme impressionnant d’autrefois. Se faire visiter par de Gaulle ou par sa photocopie est un acte de consécration : le panthéon chez nous en Algérie, on y entre vivant. Quand on en sort, c’est qu’on est déjà mort. Recevoir de Gaulle est à la fois un signe de l’accession à l’égalité pour le décolonisateur et le signe épique de son héroïsme. Cela consacre le décolonisateur en chef comme égal, comme hôte, comme désigné, mais aussi comme puissant, destin achevé. La dictature se présente face à l’ancien colon comme une vraie présence positive au final. Rapport difficile, car c’est aussi un effet volage : le décolonisateur est susceptible ; il peut tout claquer, la porte d’Alger comprise. Il peut se rebiffer, se retourner et se consacrer à l’adversité hargneuse par dépit. La visite de Hollande provoquée par Bouteflika en Algérie lui sert contre ses adversaires, mais ses adversaires peuvent s’en servir contre lui (pour délit de trahison soft) s’il en use trop.
Du coup, la France est vue comme le grand électeur du régime algérien. Avec une cartographie mentale étonnante : l’Algérie tient la France par la périphérie (banlieue et mosquées), la France tient l’Algérie par le