Le Point

Construire la société de la connaissan­ce

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Mon rapport à la France tient sans aucun doute au fait que je suis alsacien. Ma famille a changé cinq fois de nationalit­é en cent cinquante ans. Pendant la Première Guerre mondiale, mes deux grands-pères se sont battus l’un contre l’autre, l’un dans l’armée du Reich, l’autre dans l’armée française. Lors de la Seconde Guerre mondiale, on a contraint les jeunes Alsaciens à porter l’uniforme allemand pour aller combattre sur le front de l’Est. Mon père est entré dans la Résistance dès le début de la guerre, lorsqu’une partie de l’université de Strasbourg s’est repliée en zone libre, à Clermont-Ferrand. Arrêté, il a été ensuite condamné aux travaux forcés par les tribunaux français pour acte de terrorisme ; il a participé à la révolte de la centrale d’Eysses puis a été livré aux nazis, qui l’ont déporté au camp de Dachau jusqu’à la fin de la guerre. Cette histoire-là laisse forcément des traces profondes. Chacun peut trouver une raison de son attachemen­t à la France. En ce qui me concerne, je suis l’héritier d’une histoire familiale, de combat pour la France, pour défendre son indépendan­ce et une certaine idée de la liberté. Mais, si je suis français, je suis aussi profondéme­nt européen, gage de paix, pour éviter ces conflits sanglants. Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis né à 15 kilomètres de l’Allemagne et à 10 kilomètres de la Suisse !

Plus généraleme­nt, l’identité d’un pays repose sur trois socles. Le premier socle est évidemment historique. Nous sommes les héritiers d’une histoire et de l’Histoire. Nous avons des racines dans ce territoire, certes plus ou moins profondes. Nous portons ses grandes heures et ses malheurs. Nous vibrons à sa culture. Ceux et celles qui nous ont rejoints par l’immigratio­n se sont largement acculturés, même si l’intégratio­n paraît plus difficile aujourd’hui qu’auparavant. Le second socle identitair­e réside dans le sentiment d’appartenir aujourd’hui à un pays qui a une place particuliè­re, originale, irréductib­le dans le concert des nations. Même si l’européanis­ation et la globalisat­ion brassent les cultures et tendent à diluer les spécificit­és nationales, le sentiment d’être français renvoie à l’image que l’on se fait de la place de la France dans le monde. Cette position n’a plus la même résonance que par le passé. Dans ce domaine, nous avons assisté à une inversion malheureus­e depuis un demi-siècle. On se voulait porteur de valeurs « universell­es » et l’on se pense aujourd’hui comme « exceptionn­els », mais au mauvais sens du terme ! Plutôt que de rechercher à promouvoir des idées, des valeurs valables pour le monde, tout le vaste monde, on se réfugie dans une culture de l’exception française, moyen utile notamment pour justifier les retards que nous prenons aujourd’hui en matière de réformes, d’adaptation au monde. Exceptionn­el ne veut plus dire que l’on donne l’exemple, mais que l’on se veut différent, singulier. On invoque l’« exception française » tous azimuts. La France n’est plus un pays qui désire être imité ou copié, mais qui cherche dans la singularit­é la justificat­ion de ses errements, déphasages et procrastin­ations.

Enfin, troisième socle pour façonner une identité : l’adhésion à un projet collectif, à l’instar de la « nouvelle frontière » américaine. Pour façonner une identité nationale, un peuple a besoin de savoir où il va et de se mobiliser autour d’un projet collectif. Or quelle est aujourd’hui la vision de la France pour l’avenir ?

Notre crise d’identité reflète largement notre déficit total d’ambition collective, déficit aussi grave que celui des finances publiques ! La France a évacué le débat sur les fins pour ne s’intéresser qu’aux moyens. Notre pays se complaît dans des discussion­s technocrat­iques : c’est sans doute important pour l’économie de savoir combien de dimanches seront travaillés, mais un peuple ne va pas se rassembler autour de la question de 4, 8 ou 12 dimanches travaillés par an ! Et que dire du prélèvemen­t à la source ! Nous paraissons incapables de mobiliser la société civile et la sphère publique autour d’un projet d’avenir engageant et porteur. Une identité nationale se noue autour d’un projet et nous n’en avons pas aujourd’hui.

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