Le Point

JEAN D’ORMESSON REND FOU !

- SAÏD MAHRANE

Je figure dans ce choeur des psalmistes de Jean d’Ormesson aussi inopinémen­t que j’ai été à table avec lui. Vous ne le saviez pas ? Vous ignoriez que j’ai eu l’honneur de déjeuner chez lui ? L’histoire a couru partout et ce n’est pas de mon fait, car je vis ma vie clandestin­ement (je ne me souviens plus pourquoi). Mais, puisque la rumeur court, je n’hésite pas à m’en rengorger. Combien se couperaien­t un bras pour ce plaisir délicat ! J’ai sympathisé avec Jean d’Ormesson non pour ses idées politiques, qui sont détestable­s, mais parce que tout peut l’intéresser et l’amuser, art de vivre que j’aimerais pouvoir assimiler. Je crois figurer parmi les distractio­ns piquantes de cet aristocrat­e égaré, le sourire aux lèvres, parmi nous, les fébriles de ce temps. Je lui rends aussi bien que possible la part d’exotisme qu’il m’attribue dans ses regards. J’affiche donc avec ostentatio­n un de ses livres dans mon salon. On ne peut l’éviter, car il sert à caler l’écran de ma télé malencontr­eusement privé de son magnifique pied tournant en verre. Ainsi, chez moi, d’Ormesson rend possible le spectacle improbable que délivre la pauvre fenêtre sur notre monde. Le chic est total. L’allégorie d’une parfaite éloquence. Cher Jean, vos yeux rieurs sur la couverture de cet opus ont soulagé tant d’affliction­s télévisées infligées !

Je viens à l’essentiel. J’entrai chez lui, où l’on est reçu par le portrait en pied d’un roi de France, ce qui me hérissa le poil puisque je prends tout au sérieux. « Cher Jean, le gourmandai-je, que ne l’avez-vous voilé au moins le temps que passe dans votre entrée la sans-culotterie que j’incarne. » « Cher Jean-Luc, me dit le maître (de maison), l’oeil tout gaillard et la voix râpeuse à souhait. Regardez plutôt de ce côté, voyez ce buste : c’est celui de mon ancêtre Lepeletier de Saint-Fargeau. » Le ciel s’ouvrit et fit entendre la clameur des trompettes d’allégresse ! Cet Ormesson est le descendant du très glorieux jacobin assassiné en 1793 par un ennemi du peuple. Il s’était grandi en faisant voter qu’aucun citoyen ne pourrait plus s’appeler autrement que par son vrai nom de famille, ce qui dépouilla des oripeaux de la noblesse maints prétentieu­x. L’homme avait aussi écrit un mémoire sur la politique à suivre pour fonder l’instructio­n publique. En hommage à l’assassiné, le grand Maximilien Robespierr­e le lut à la tribune.

Devant ce buste, lui et moi avions ressenti l’ancienneté de nos relations. Il descend d’un marquis, je monte d’un postier, on se croise sur le palier de la Montagne, alleluia ! On passa donc au salon comme si on avait déjà eu notre apéritif. Après quoi, avant la table du repas, la conversati­on vient sur Jaurès. Je raconte comment en 1911 l’illustre tribun craint de se trouver hors des événements qui roulaient à la guerre tandis qu’il naviguait vers l’Argentine dans un interminab­le voyage de quinze jours. « Quel impatient ! me réplique Jean d’Ormesson. De toute façon, le trajet prenait vingt et un jours. Je le sais bien puisque je l’ai fait. » J’ai pensé un instant lui raconter avec qui j’avais dîné à la bataille d’Alésia pour ne pas lui laisser le dernier mot. J’ai laissé tomber. De toute façon, Ormesson surfe sur les plis du temps. Pour mes 100 ans, je lui raconterai mes voyages en Concorde. Parler de Jean d’Ormesson rend fou. Non ? Archives nationales, datent du XIIIe siècle et sont précieusem­ent conservés au Kurdistan. Enfin, il faut y aller pour manifester une curiosité à l’endroit de ceux qui, aujourd’hui, fuient la mort à pied ou en pick-up, laissant derrière eux leur histoire, leurs églises et une région longtemps un des foyers du monde chrétien 1. « Mésopotami­e, carrefour des cultures », aux Archives nationales, jusqu’au 24 août.

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Jean d’Ormesson

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