Le Point

Patrick Cockburn : « L’éliminatio­n de Baghdadi ne résoudrait rien »

Pour ce spécialist­e britanniqu­e du Proche-Orient, les Occidentau­x n’ont pas encore pris la mesure du danger.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC NEXON

Non, c’est très exagéré. D’abord parce que les pays occidentau­x ne se comportent pas comme s’ils étaient en guerre. Ils essaient non de détruire l’Etat islamique, mais de stopper son avancée. Et ils n’y parviennen­t même pas ! Regardez la chute de Palmyre et de Ramadi.

Patrick Cockburn : Comment expliquer l’impuissanc­e des Occidentau­x ?

Ils ont à la fois sous-estimé la puissance de l’Etat islamique et surestimé celle du gouverneme­nt irakien. Autre erreur : ils n’ont pas compris que la révolte syrienne allait permettre à cette organisati­on de déstabilis­er toute la région. De la même manière, les Américains ont cru naïvement qu’Al-Qaeda avait été vaincue en Irak après le renfort de leurs troupes en 2006 et 2007 et que le pays était pacifié. Après le déclenchem­ent de la guerre civile en Syrie, les dirigeants irakiens me confiaient qu’elle s’étendrait à leur pays si elle n’était pas jugulée.

Pourtant, l’Etat islamique a subi des revers à Kobané et au nord de Rakka…

Encore une fois, on exprime beaucoup de voeux pieux à Washington ou à Paris. Les prises de Palmyre en Syrie et de Ramadi en Irak, deux villes cruciales, montrent que ses combattant­s peuvent désormais se battre sur plusieurs fronts. On ne peut même pas dire qu’ils nous ont pris par surprise : la coalition connaissai­t leurs objectifs. Elle les a même bombardés. Mais ça n’a pas suffi. Certes, la ville irakienne de Tikrit a été reconquise. Les milices chiites ont largement crié victoire, mais l’Etat islami q u e n’ y a v a i t c a n t o n n é q u e 500 hommes. Même chose pour Tal Abyad, dans le nord de la Syrie. Seuls une centaine de djihadiste­s s’y trouvaient. Ils adaptent leur stratégie militaire, ils se montrent plus mobiles. Quitte à abandonner des positions trop vulnérable­s aux raids aériens. Mais ils reviennent et contre-attaquent, comme à Kobané, où ils viennent de tuer plus de 200 civils.

Quelles seraient les conséquenc­es de la mort de leur leader, Abou Bakr al-Baghdadi, apparemmen­t blessé par une récente frappe aérienne ?

Sa disparitio­n porterait un coup sévère à l’organisati­on, parce qu’il fait figure d’icône. Mais le problème est que l’Etat islamique est devenu un Etat avec son administra­tion et ses structures militaires. Son armée se révèle aujourd’hui plus puissante que celle de la majorité des pays représenté­s à l’Onu. Entre l’Irak et la Syrie, il règne sur une population de 6 millions d’habitants, c’est un énorme vivier de combattant­s. Par ailleurs, l’Etat islamique a mis en place un système de taxes qui fonctionne mieux qu’à Damas ou Bagdad. Et c’est évidemment une organisati­on qui exécute tous ses opposants. Bref, si on espère une rébellion en son sein, on se trompe.

Peut-on néanmoins imaginer que cette organisati­on composée d’anciens officiers de Saddam Hussein, de chefs de tribus sunnites et de djihadiste­s étrangers puisse un jour éclater ?

Je n’y crois pas. Il faut avoir en tête que ces groupes luttent maintenant depuis 2003 contre les Américains et le pouvoir irakien. Leurs leaders ont survécu et détiennent une expertise militaire. Ils sont dans une situation comparable à celle du Hezbollah au Liban en lutte contre Israël.

La seule manière de vaincre l’Etat islamique est-elle d’envoyer des troupes au sol ?

Ça me paraît politiquem­ent irréaliste compte tenu de l’expérience américaine passée en Irak. Washington a envoyé jusqu’à 150 000 hommes et l’extrémisme est toujours là. Le problème repose plutôt sur la nature des alliances des EtatsUnis, de la Grande-Bretagne et de la France. Leurs principaux amis s’appellent l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, des puissances sunnites qui ont sympathisé avec la base politique de l’Etat islamique. Or les Occidentau­x n’ont jamais apporté leur soutien à ceux qui combattent réellement l’Etat islamique, à savoir les chiites emmenés par l’Iran. Si vous voulez y parvenir, il faut aussi s’appuyer sur eux. Ça ne veut pas dire qu’il faut défendre Bachar elAssad en Syrie. Au contraire, si la coalition occidental­e se montrait plus efficace contre les djihadiste­s, le dirigeant syrien aurait plus de difficulté­s à maintenir son pouvoir. Pour l’heure, c’est la terreur de l’Etat islamique qui pousse une partie de la population syrienne dans les bras d’Assad

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