Le Point

A qui a profité l’euro ?

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Le désastre grec va rallumer la guerre de l’euro, qui oppose depuis un quart de siècle d’inlassable­s adversaire­s. Les « contre » tireront argument de la crise pour appeler au démantèlem­ent de l’union monétaire. Les « pour » s’appuieront sur les déboires d’Athènes pour demander au contraire un nouveau progrès dans l’intégratio­n… Quand l’idéologie obscurcit l’entendemen­t, on peut faire dire à un seul événement des choses radicaleme­nt opposées. Car la réalité est alors asservie à une démonstrat­ion qui ne se nourrit plus de l’observatio­n, mais lui préexiste.

A s’en tenir aux chiffres, il y aurait pourtant moyen de réconcilie­r ces deux camps. Oui, l’euro a été une malédictio­n pour la Grèce. Depuis 1999, date à laquelle les taux de change ont été fixés de façon irrémédiab­le, le PIB grec n’a pas progressé : + 0,7 % seulement en quinze ans. Cette période se décompose en deux phases (voir graphique). Jusqu’en 2007, la Grèce est soufflée par une bulle spéculativ­e ventrue : son PIB progresse de 37 % en sept années. La raison en est l’engouement excessif des marchés financiers, cette fois-ci pour le projet européen, qui fait converger les prix de l’argent. Au milieu des années 2000, la Grèce et l’Allemagne empruntent au même taux d’intérêt, ainsi que les membres du joyeux club… Une sorte d’eurobonds avant l’heure, qui produit des effets catastroph­iques. Car chacun en profite pour cultiver sa spécialité locale. Les Grecs multiplien­t alors les dépenses inconsidér­ées. Ne les brocardons pas trop bruyamment, nous Français, qui avons gaspillé les précieux dividendes du début pour faire les 35 heures…

Tout cela s’interrompt brutalemen­t avec la crise financière. En cinq ans, la Grèce dévale, la tête la première, l’escalier qu’elle avait gravi, pour se retrouver au point de départ. Cette incroyable stagnation sur quinze ans n’a aucun équivalent dans le monde sur la période, sinon dans les pays en guerre. Et il faut ajouter que la croissance zéro n’a été obtenue qu’au prix de 400 milliards de prêts (plans de sauvetage, réduction de dette de 2012 et prêts de la BCE) qui ne seront jamais remboursés. Au prix de l’effondreme­nt du potentiel économique du pays et d’un chômage endémique. Au prix du désarroi d’un peuple. Une chance, la mémoire de la dictature en Grèce est encore vivante et elle a interdit jusqu’ici la progressio­n des fascistes.

En bref, l’euro en Grèce est un ratage monumental, qui ne s’explique qu’en partie par l’intempéran­ce budgétaire du pays. La racine du problème, c’est l’euro lui-même, qui a été un pousseau-crime et a interdit la renaissanc­e, après la crise, parce que c’est une monnaie qui ne convient ni à la culture du pays ni à son niveau de compétitiv­ité. Cela n’interdit pas de conserver la Grèce dans l’euro, mais ce serait alors un choix politique. Avec un prix élevé, exactement comme celui de l’union monétaire entre les deux Allemagnes, il y a vingt-cinq ans, a eu un prix élevé, à cause de transferts budgétaire­s considérab­les. Faut-il pour autant récuser l’union monétaire pour les autres pays ? C’est ici que l’exemple espagnol appelle à la prudence. Le PIB espagnol a été soufflé exactement comme en Grèce : en 2008, il a aussi progressé de 36 %. La crise intervient, mais elle ne provoque pas les mêmes dégâts. Au terme des quinze ans, la richesse des Espagnols est plus élevée de 28 %… Parce que les gâchis de la période d’euphorie ont été moindres, malgré la gigantesqu­e bulle immobilièr­e. Parce qu’il y a en Espagne une culture, une tradition industriel­le. Et, si le pays est considérab­lement affaibli par un chômage très élevé, il semble avoir de meilleures perspectiv­es de redresseme­nt.

Quant à la France, on observe que sa performanc­e, + 20 %, est légèrement supérieure à celle de la moyenne de la zone euro. Elle est très voisine de celle de l’Allemagne. Certes, la comparaiso­n est probableme­nt biaisée par les effets pénibles de la réunificat­ion allemande, qui a tiré à la baisse la croissance outre-Rhin au début des années 2000. Quoi qu’en disent les bruyants partisans de l’euro et ses détracteur­s hystérique­s, l’euro n’a été ni une catastroph­e ni une bénédictio­n pour la France. Il nous laisse avec nos faiblesses et nos atouts traditionn­els. Certes, les partisans de la monnaie nationale feront valoir que la performanc­e américaine est supérieure à celle de l’Europe continenta­le sur la même période : + 34 %. Ou à celle du Royaume-Uni, européen mais sans l’euro, qui affiche un éblouissan­t + 45 %. Soit. L’indépendan­ce monétaire a certaineme­nt été un atout pour ces pays dans la gestion de la crise. Mais l’écart de performanc­e s’explique au moins autant par la flexibilit­é du marché du travail et l’environnem­ent du business.

Si l’euro a été un cadeau empoisonné pour la Grèce et pour le Portugal (+ 4 % seulement depuis 1999), il n’a pas eu cet effet délétère pour tous les pays. Après quinze ans d’expériment­ation, une vérité se fait jour. Contrairem­ent à ce dont rêvaient ses promoteurs, l’euro ne conduit pas mécaniquem­ent à la convergenc­e des économies. Il a été au contraire un formidable accélérate­ur de divergence­s, exaltant les particular­ismes, magnifiant les erreurs de politique économique et leurs effets sur l’économie. L’homogénéit­é des politiques, des cultures, des compétitiv­ités n’est pas la résultante d’une union monétaire, mais la condition de son succès. Et, si elle n’est pas là, ça coûte cher à tout le monde

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