Le Point

Le fantôme des lettres russes

Gaïto Gazdanov est né en Russie en 1903. Après s’être engagé dans les armées blanches, il deviendra chauffeur de taxi et écrivain. Lisez-le.

- PAR MICHEL SCHNEIDER

Vous ne connaissez pas Gaïto Gazdanov ? Découvrez aujourd’hui le premier de ses neuf romans, élégants et nostalgiqu­es, son seul succès, « Une soirée chez Claire » (1930). Un jeune exilé retrouve à Paris une femme. Française, bourgeoise, mariée. « Blottie dans le nuage de fourrure de son manteau, son corps chimérique, plus inaccessib­le que jamais. » Un seul soir et tout revient : leur amour, la Russie en révolution, la guerre civile où il a combattu dans les armées blanches du général Wrangel. Comme dans les autres récits de ce grand « écrivain français de langue russe » , l’amour et le désir se conjuguent aux temps du passé. Le narrateur n’aime Claire qu’à distance de mots, non dans son alcôve, mais dans le roman qu’il écrit sur elle. Pour Gazdanov, les femmes sont comme les trains pour Jules Laforgue (« qu’ils sont chers, les trains manqués »).

Qui était l’auteur de ce si beau roman manifestem­ent autobiogra­phique ? Sur les photos de lui que Viviane Hamy, éditrice faroucheme­nt vouée à l’écrivain, joint à presque tous ses livres, on déc o u v r e u n b e l h o mme . D’autres clés ? Quand j’étais enfant, le mythe du prince russe devenu chauffeur de taxi parisien couvait encore. Gaïto Gazdanov était l’un d’eux. Prince il était, taxi de nuit et écrivain de fiction le jour. A le lire, on dirait que c’est un peu la même chose : observer ses clients comme un entomologi­ste des papillons et les épingler ensuite d’une plume cruelle sur le papier. Hommes seuls, femmes de glace, déclassés, prostituée­s, fous et ivrognes, il trace leurs portraits de livre en livre, parcourant les « Chemins nocturnes » du Paris des années 30 (titre de l’un d’entre eux, le plus sombre).

Marginal comme ses personnage­s, grand lecteur, il côtoyait incognito les milieux intellectu­els mais poursuivit en solitaire son errance sociale et métaphysiq­ue. Ses oeuvres parurent dans des périodique­s russes plus ou moins confidenti­els, rarement sous forme de livres. Ignoré, méconnu puis oublié, il nous revient comme un fantôme des lettres russes d’avant guerre. Dans les milieux russes, il se sent déplacé, comme ses héros dans les salons bourgeois. Avant de faire le taxi, il avait halé des barges au long de la Seine, vissé des boulons chez Citroën et décrassé des locomotive­s. Après, il entra dans la Résistance. Il y a un mystère Gazdanov, que ne dissipèren­t pas les oeuvres de maturité publiées après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il révéla sa grande maîtrise des histoires criminelle­s et des détails psychologi­ques dans ses deux romans les plus célèbres : « Le spectre d’Alexandre Wolf » (1947), sur un meurtre dont la victime n’a peut-être jamais été tuée, et « Le retour du Bouddha » (1949), histoire de clochardis­e et de richesse. En 1953, Gazdanov rejoint Radio Liberty à Munich, où il anime une émission sur la littératur­e russe jusqu’à sa mort, en 1971. Il ne revint jamais en Russie. Pas la peine, il l’avait au coeur comme une blessure ouverte. Restent quatre romans non traduits en français, et une caisse de manuscrits déposés par sa veuve à la Houghton Library de Harvard (cote MS Russ 69). Si comme moi vous ne parlez pas le russe, vous pourrez lire en ligne des bribes de son Journal, comme cette entrée de 1953 : « Sorti du néant » . Cela évoque bien les revenants que sont tous ses personnage­s et Gazdanov lui-même. A défaut, passez une soirée avec ce beau roman de la quête d’identité (quels vrais romans ne le sont-ils pas ?) et de l’exil (la seule demeure du romancier, ce sans-domicile-fixe sans appartenan­ces autres que sa langue). Bien qu’il possédât le français à la perfection, Gozdanov n’écrivit jamais dans une autre langue que le russe « Une soirée chez Claire », de Gaïto Gazdanov. Traduit du russe par Françoise Godet-Konovalov (Viviane Hamy, 176 p., 18 €). Les autres livres de Gazdanov sont disponible­s chez Viviane Hamy.

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Viviane Hamy.
Princier. Taxi de nuit, écrivain français de langue russe le jour, Gaïto Gazdanov (19031971) renaît par l’entremise de l’éditrice Viviane Hamy.

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