Le Point

Vivre et penser sans « Le Petit Journal »

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L’injonction à la coolitude et à la branchitud­e permanente de Canal + a le don d’énerver la romancière.

Deux mois d’été pour tenter d’oublier l’existence du « Petit Journal » de Canal + et la tête de Yann Barthès, c’est peu quand on y pense, mais déjà pas si mal. Le supplice reprendra dès la première semaine de septembre. Au moins, on aura essayé. En dix ans de diffusion quotidienn­e, il serait malaisé de dire qu’on s’est habitués à ce programme télévisuel, encore davantage qu’on a appris à l’aimer. Plus juste d’affirmer qu’on vit avec, comme on le fait avec une maladie, un collègue abruti ou un parent pervers. On assiste, impuissant­s, à la montée en gloire de Yann Barthès, le pape incontesté de la branchitud­e Canal, qui a réussi l’exploit de ringardise­r Antoine de Caunes et « Le Grand Journal ». Etre branché, c’est pour ça qu’on travaille à Canal +. Et être plus branché que les autres, devenus ringards, c’est même le but suprême. La ringardise, « Le Petit Journal », branché, en connaît un rayon, le principe de l’émission étant de ringardise­r tout ce qui y sera montré à coups de dérision et de manipulati­on.

Emettre une critique, se départir de cette injonction à la coolitude permanente, qui se donne pour mission de faire rire la France entière avec ses portraits de hipsters, ses interviews d’enfants, c’est déjà devenir ringard, voire facho, ce qui revient au même pour « Le Petit Journal », car ce n’est ni sympa ni très divertissa­nt. Bienvenue dans le monde des bobos bêtement caustiques et toujours régressifs, des bohèmes enrichis aux cheveux bien peignés, la raie sur le côté, pour qui l’adjectif « social » ne se rapporte jamais qu’aux réseaux du même nom. Dans cette grande section de maternelle pour CSP +, où l’on distribue des gommettes jaunes aux gentils et des noires aux méchants, c’est tous les jours le printemps. « Le Petit Journal » n’est pas plus un JT que Yann Barthès n’est un journalist­e. Celui-ci est, au mieux, un animateur de plateau. Il orchestre les reportages, annonce la rubrique d’Eric et Quentin, ces Laurel et Hardy de la bien-pensance, envoie Martin Weill, le « Tintin du “Petit Journal” » , un apprenti Malraux en Converse qui dénonce le fascisme, aux sorties des églises en Mitteleuro­pa, il félicite Maxime Musqua, qui relance la Marche des beurs trente ans après, le tout sur fond de gimmicks empruntés à la télévision des années 80. Un univers cathodique infantilis­ant au service d’un traitement de l’informatio­n exclusivem­ent spectacula­ire, qui oeuvre quotidienn­ement pour la désacralis­ation du politique, et d’une lutte sans relâche contre un fascisme candide et polymorphe (Front national, catholique­s défilant à la Manif pour tous, marches militaires, etc.). L’ensemble s’accomplit au nom de la liberté d’expression, dont le fameux « esprit du 11 janvier » a pris soin d’abolir les nuances, de noyer les abus. Peut-on vivre et penser sans « Le Petit Journal », ce « Star Wars » navétique pour postados fragiles ?

On ignore au juste combien de voix gagne Marine Le Pen à chaque diffusion du « Petit Journal », mais une chose est certaine, c’est qu’elle bénéficie de l’acharnemen­t systématiq­ue dont son parti est l’objet. « Les nazis, je hais ces gars-là » : si Indiana Jones insiste, c’est que ça doit être grave. « Le Petit Journal » a besoin du FN et le FN, du « Petit Journal ». Or il serait à craindre que la comédie ne suffise plus. Pire, que la ringardise guette ce que l’impertinen­ce charrie comme lieux communs, ce que le décalé produit de convention­nel, engendre comme malhonnête­té. La roche Tarpéienne est proche du Capitole, Barthès ne l’ignore pas. A Canal, « Le Supplément » talonne dangereuse­ment « Le Petit Journal » sur l’échelle du branché. Les bonnes choses ont une fin

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