Le Point

Personne, dans ma génération, n’en verra le bout

- PAR AMIN MAALOUF

Paris vient de connaître une nuit particuliè­rement sanglante, dont le traumatism­e ne s’estompera pas de sitôt, et qui représente une étape supplément­aire dans le cynisme meurtrier qui se répand à travers le monde. Des attaques de même nature s’étaient produites ces dernières semaines à Beyrouth, dans le Sinaï et ailleurs, revendiqué­es par la même mouvance islamiste, et qui ont causé, là encore, des centaines de victimes de diverses nationalit­és, et toutes parfaiteme­nt innocentes – des dîneurs, des passants, des vacanciers, des amateurs de musique. Depuis le début de ce siècle, tant de pays ont eu à vivre « leur » journée emblématiq­ue de violence massive et insensée – « leur 11 septembre », comme nous avons pris l’habitude de dire. La France en a même connu deux au cours de cette année 2015.

Après chaque attentat, on se demande, avec angoisse, quand le cauchemar va s’arrêter enfin. Mais, dans la mesure où ces actes ont leur origine dans la désintégra­tion politique et morale de plusieurs pays arabes et musulmans, il serait peu réaliste d’espérer que cette démence se révélera passagère. La tragédie est si ample et si profonde qu’il faudra des décennies pour la surmonter. Personne, dans ma génération, n’en verra le bout.

Je n’écris pas ces mots sans tristesse. J’ai grandi au sein du monde arabe, sa langue est celle de mes ancêtres, sa culture classique m’est familière, et je demeure persuadé qu’il aurait pu contribuer de manière significat­ive à la civilisati­on contempora­ine comme il l’a fait pendant des siècles. En partie par sa faute, en partie par la faute des autres, il n’a pas su emprunter cette voie. Au lieu de redevenir un pôle de progrès, il s’est retrouvé en proie à une régression sans précédent. Et si on ne peut exclure qu’il y ait un jour un sursaut, celui-ci n’est manifestem­ent pas proche.

Le « printemps arabe » a failli être ce sursaut, il ne l’a pas été. Il a failli démontrer qu’une renaissanc­e était possible, il a fini par démontrer le contraire. Si on excepte la Tunisie, où la société civile a su préserver l’essentiel, les frêles partisans de la modernité ont vite perdu l’initiative, pris en tenaille entre les régimes répressifs et les opposants radicalisé­s. C’est ainsi qu’on a vu un pays aussi riche en ressources que la Libye passer sans transition de la tyrannie au chaos, comme si aucune autre issue n’était envisageab­le.

Une tragédie similaire affecte la Syrie, d’où partent à présent des millions d’hommes, de femmes et d’enfants, hagards, désemparés, prêts à prendre la mer dans les pires conditions pour échapper à une réalité sociale et politique qui laisse peu de place à l’espoir. Ceux qui le peuvent viennent jusqu’en Europe, perçue comme la terre d’abondance la moins inaccessib­le ; qu’elle se montre accueillan­te ou récalcitra­nte, elle symbolise, parfois à son corps défendant, la promesse d’une vie meilleure.

Elle non plus ne sortira pas indemne de cette épreuve. Entre les actes de violence, les dérives communauta­ristes, la montée des réactions xénophobes et l’arrivée massive des « naufragés », la vie politique et intellectu­elle des différents pays européens ne pourra qu’être perturbée, voire même durablemen­t pervertie. Cela peut apparaître comme un « effet secondaire » des attentats. Mais ce n’est pas le cas. A vrai dire, c’est le premier effet recherché par les assaillant­s. Ils possèdent toute une littératur­e en ligne pour stigmatise­r ce qu’ils appellent « la zone grise », c’est-à-dire ce territoire de pénombre – à leurs yeux suspect, périlleux, impie – où se mélangent les diverses cultures et les diverses croyances. L’enjeu, aujourd’hui, pour la France, comme pour l’ensemble du continent, c’est justement de pouvoir préserver ses valeurs. Non pas timidement, en s’excusant d’être si peu en phase avec la régression ambiante, mais audacieuse­ment.

Et aussi, devrait-on ajouter, de manière inventive. Car la planète entière a besoin aujourd’hui d’un nouveau modèle de société pour sortir des affronteme­nts haineux qui l’ensanglant­ent. Je ne sais si nos compatriot­es de toutes conviction­s et de toutes origines seront capables de construire un tel modèle, mais je pense que c’est leur vocation – notre vocation, notre mission en ce siècle à la fois fascinant et calamiteux.

Je suis même persuadé que nous n’avons plus vraiment le choix. Soit nous parvenons à bâtir, sur la base des valeurs universell­es qui sont les nôtres, une société capable de résister aux tumultes de ce siècle, soit nous devrons nous résigner à laisser démolir notre précieuse joie de vivre De l’Académie française. Dernier ouvrage paru : « Les désorienté­s » (Grasset).

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France