Le Point

Pétain, le père des antilibéra­ux

En créant « l’Etat français », Vichy a posé les bases du dirigisme économique et de l’étatisme, selon l’essayiste.

- PAR GASPARD KOENIG

La ruée chez les fleuristes dimanche 29 mai devrait suffire à nous rappeler à quel point nous vivons encore sous l’héritage du maréchal Pétain, qui avait promu la fête des mères au rang d’événement national. Plus fondamenta­lement, les structures technocrat­iques de notre Etat datent du funeste régime de Vichy. C’est ce que l’historien américain Robert Paxton, dans son livre très commenté sur la période, appelle « la marche de l’étatisme » .

Cette idéologie a un nom, le planisme, développé dans les années 30 au sein du groupe X-Crise, le think tank de la jeune élite de l’époque. Pensé comme une alternativ­e au socialisme collectivi­ste autant qu’au capitalism­e individual­iste, le Plan se fonde sur l’autorité des experts. L’Etat, qui, depuis la Révolution, était conçu comme un instrument de libération de l’individu, devient le principe d’organisati­on des forces économique­s et sociales. En créant « l’Etat français », Vichy a recruté les cerveaux d’X-Crise, le plus emblématiq­ue étant Jean Bichelonne, installé au ministère de la Production industriel­le (dont Céline se moquera : « Un vrai cybernétiq­ue tout seul ! » ). Pétain lui-même, dans son discours du 11 octobre 1940 sur l’ordre nouveau, proclame les bases d’une économie « organisée et contrôlée » , rejetant le libéralism­e comme un « produit étranger, importé, que la France rendue à elle-même rejette tout naturellem­ent » .

C’est ainsi que Vichy inventa les grandes fonctions d’Etat qui perdurent de nos jours, et que Cécile Desprairie­s a recensées dans « L’héritage de Vichy ». Le régime posa d’abord les bases du dirigisme économique : planificat­ion industriel­le, ordres profession­nels (médecins, experts-comptables, architecte­s…), retraite par répartitio­n, Code de l’urbanisme, salaire minimum… Pour gérer ce nouveau système, il fallut regrouper les fonctionna­ires sous un statut de la Fonction publique et en former de nouveaux dans des « écoles de cadres » (qui deviendron­t l’Ena). Afin de recenser la population, que l’Etat se proposait désormais de gérer, Vichy institua la carte d’identité et le Service national des statistiqu­es (l’ancêtre de l’Insee). Et pour contrôler les moeurs, le régime mêla mesures d’incitation (les allocation­s familiales) et de répression (l’Institut national d’hygiène, futur Inserm, qui veille à produire toutes sortes de nouvelles normes). Même au niveau culturel, Vichy inaugura le rôle de l’Etat central en créant le Comité d’organisati­on des industries, arts et commerces du livre, ainsi qu’une école publique de cinéma, l’Idhec, qui deviendra la Fémis. En quelques années, l’Etat reprit en main la production économique et la société civile.

Cette « révolution nationale » sera largement reconduite à la Libération. Pierre Rosanvallo­n l’assimile à une « rupture culturelle » : « On célèbre en 1945 l’Etat comme on célébrait en 1789 la souveraine­té de la nation. » La France, pays très libéral jusque dans l’entre-deuxguerre­s, entre brusquemen­t dans l’économie administré­e. Nulle surprise que le général de Gaulle, grand adepte du Plan, reconnaiss­e ainsi sa dette dans un passage stupéfiant de ses « Mémoires de guerre » (tome 3) : « Si, dans le domaine financier et économique, ces technocrat­es [de Vichy] s’étaient conduits, malgré toutes les traverses, avec une incontesta­ble habileté, d’autre part, les doctrines sociales de la révolution nationale, organisati­on corporativ­e, Charte du travail, privilèges de la famille, comportaie­nt des idées qui n’étaient pas sans attraits. » L’attachemen­t à ce modèle explique largement notre incapacité actuelle à réformer.

Que nous discutions dépenses publiques, politique agricole ou mesures sanitaires, nous restons planistes sans le savoir. Comme l’écrit notre Prix Nobel Jean Tirole, dans son dernier livre, « l’idée du planisme issue du régime de Vichy et reprise après guerre doit faire place à l’Etat arbitre » . Il est temps de revenir à nos origines révolution­naires, en retrouvant le sens des droits individuel­s et du marché libre. Cessons de parler avec indulgence de la France colbertist­e et rejetons une fois pour toutes la France vichyste

L’attachemen­t de De Gaulle à ce modèle issu du régime de Vichy explique largement notre incapacité actuelle à réformer.

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