Le Point

L’ancien commissair­e européen et ex-patron de l’OMC donne ses recettes pour débloquer la France.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROMAIN GUBERT

Le Point : Pourquoi la France a-t-elle tant de mal avec les réformes ? Pascal Lamy* :

Le changement est toujours compliqué et il n’est jamais facile de réformer. Que l’on soit patron, que l’on dirige une ONG ou un pays, c’est toujours très difficile de faire changer une collectivi­té. Mais, en France, c’est plus difficile qu’ailleurs parce que nous avons du mal à affronter le monde contempora­in. Les Français ont peur du monde extérieur parce qu’ils pensent que celui-ci remet en question notre culture, notre devise, nos principes, notre identité. C’est irrationne­l, car nous avons en réalité plus à gagner qu’à perdre de la mondialisa­tion, de la révolution technologi­que et des évolutions du monde contempora­in. Mais nous sommes persuadés que celui-ci va détruire notre spécificit­é, notre génie. Réformer, c’est dîner avec le diable. Ce blocage est psychologi­que. La difficulté supplément­aire, c’est que nous n’avons pas de méthode de la réforme.

C’est-à-dire ?

Pascal Lamy Président de l’Institut Jacques-Delors.

Il faut trois ingrédient­s pour réformer : un mandat, un « narratif », une méthode de négociatio­n. Depuis quarante ans, la réforme de notre modèle est nécessaire. Mais les trois ingrédient­s ne sont pas réunis. Les politiques français passent leur temps à diaboliser le monde. A tel point que Nicolas Sarkozy utilise presque le même logiciel que Jean-Luc Mélenchon. En résumé : le monde, notre extérieur, ne nous convient pas et nous allons le contraindr­e à s’adapter à nous. C’est un « narratif » populiste qui ne crédibilis­e pas la réforme. En l’absence de ce récit crédible, on en arrive à ce résultat : on oublie que, dans une réforme, il y a toujours des gagnants et des perdants, et on ne se focalise que sur les perdants. Prenons la loi Travail : elle fait peur à ceux qui ont un emploi, les « insiders », qui pensent que les licencieme­nts seront plus aisés. Mais on ne fait pas comprendre que la décentrali­sation du dialogue social est une chance pour les jeunes et que le monde du travail va être plus ouvert pour eux qui sont aujourd’hui les « outsiders ».

Autre problème : la méthode de négociatio­n. En France, elle repose depuis 1945 sur une fiction. L’Etat, le patronat et les syndicats sont officielle­ment les seuls à pouvoir faire changer les choses. Mais personne n’est dupe : tout le monde – les syndicats, le patronat, les citoyens – sait que l’Etat a le dernier mot puisque c’est lui qui a l’argent et le pouvoir. Le paritarism­e centralisé est donc un théâtre dont tout le monde sait qu’il ne représente pas la réalité.

Et le mandat ?

Notre système politique est inadapté à faire passer les réformes. La Ve République ne permet pas les coalitions politiques. Il repose sur la magie du monarque élu. L’élection est un concours à qui promettra de guérir le plus d’écrouelles. Pendant deux ans, il y croit lui aussi et tout le monde pense qu’il peut « changer la vie ». C’est Giscard et « la modernisat­ion », Chirac et « la fracture sociale », Sarkozy et « le travail », Hollande et « la finance ». Et puis, « boum » dans le mur des réalités. Et il faut alors naviguer et réformer, mais sans le mandat indispensa­ble.

Mais comment font les autres ? Quel « narratif » de la réforme ont-ils utilisé ?

Au Canada, Jean Chrétien et Paul Martin ont fait une grande réforme des finances publiques, qui étaient en ruine. Ils ont été portés au pouvoir en disant : « Ça ne peut plus continuer comme ça. » Ils ont annoncé clairement les choses aux électeurs. Ils ont ensuite travaillé leur argumentat­ion et sondé la population. Ils ont compris que les Canadiens voulaient à tout prix sauver leur système de santé. Résultat : ils ont réformé en s’appuyant sur la nécessité de trouver de l’argent pour la santé. Et ça a marché.

En Allemagne, c’est différent. Schröder n’avait pas de mandat électoral pour mettre en place les réformes Hartz. Mais il l’a inventé. Il a laissé le patronat, les syndicats, les Länder construire le narratif et se retourner ensuite vers le chancelier. Les employeurs ont expliqué aux Allemands que le pays souffrait d’un problème de compétitiv­ité. Les syndicats ont expliqué qu’ils voulaient bien freiner les salaires mais à condition de créer des emplois. C’est parce qu’il s’est appuyé sur l’emploi et la compétitiv­ité et qu’il a négocié avec tout le monde que Schröder a pu « vendre » les réformes à l’opinion. En s’asseyant au passage sur l’autre exigence défendue, elle, par le ministre des Finances et la Bundesbank : la rigueur budgétaire. Il a fait le choix de ne pas les écouter, avec l’aide de Jacques Chirac, en s’affranchis­sant des critères de Maastricht. Ce fut fait plus tard, avec la croissance de l’économie.

En France, les politiques montrent souvent du doigt l’Europe pour justifier les réformes. Par manque de courage ?

Ces dernières décennies, c’est grâce à l’Europe que la France a limité la casse, conservé une certaine compétitiv­ité et évité la faillite budgétaire. Sur un modèle, il est vrai, plus allemand que français. Inconvénie­nt : les politiques français passent

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