Le Point

Le bloc-notes

M. Martinez, la CGT et le peuple

- De Bernard-Henri Lévy

Je regarde M. Martinez avec son oeil de chien battu et son air triste, si triste, que ne parviennen­t à égayer ni ses déclaratio­ns fracassant­es ni la surenchère de ses points presse.

J’observe sa façon mâle, toujours un peu pathétique, de surjouer son « bras de fer » avec l’Etat, d’assurer qu’il ne « cédera » pas, qu’il ira « jusqu’au bout », qu’il fera « plier » la France et la mettra, si besoin, « à genoux ».

J’écoute et réécoute, en marge des défilés où les feux, les lacrymogèn­es et les fusées d’alerte prennent le pas sur les slogans et les chants ouvriers d’antan, ses fortes déclaratio­ns sur la « brutalité policière », la « violence patronale » et sa capacité, lui, M. Martinez, tout seul et comme un grand, à renverser le « rapport de forces » avec une gauche « sociale-traître » qui aurait érigé la perfidie en méthode de gouverneme­nt et de survie.

Le plus frappant, dans cette comédie, c’est le spectacle qu’offre d’elle-même une CGT naguère si puissante et si maîtresse de sa puissance.

C’est cet appareil dont les services d’ordre faisaient la fierté des militants et contrôlaie­nt, dans les défilés, tous les débordemen­ts mais qui n’a plus, là, soudain, ni l’autorité ni la volonté de contenir les nouveaux casseurs.

C’est ce corps exsangue, et sous perfusion, dont on sent bien qu’il ne gueule si fort que parce qu’il ne tient plus rien et dont on voit, plus clairement encore, qu’il ne serait pas si radical en paroles et symboles s’il n’était conscient d’avoir déjà perdu dans le réel, le seul qui compte, celui du monde du travail – ils sont loin, les spectres de Georges Séguy et d’Henri Krasucki ! loin, les beaux jours de la bataille de Renault et des subtils compromis obtenus, à l’arraché, de Pierre Dreyfus ! et loin, presque effacées, ces pages extraordin­aires d’intelligen­ce et de civilisati­on qu’étaient les grandes négociatio­ns syndicales du siècle passé !

Le plus frappant et, pour le coup, le plus triste, c’est cette petite foule sans âme que conduit le patron de la CGT et qui n’est plus que l’ombre des rassemblem­ents, des masses, des groupes en fusion révolution­naires, des fraternité­s sartrienne­s ou des foules mallarméen­nes « déployées en coups d’aile », des peuples, qui enflammère­nt nos esprits de jeunes hommes avant de violemment nous dégriser. Car il y a eu des peuples. Il y a eu, forgée au creuset des hauts-fourneaux, des chaînes de production, des hurlements de la machine industriel­le et des luttes pour s’en émanciper, quelque chose qui s’est appelé le peuple.

Il y a eu, de Dickens à Tolstoï, du « Cuirassé Potemkine » à « Qu’elle était verte ma vallée » – il y a eu, en France, de Robespierr­e à Michelet, et de Lamartine à Hugo, cet être fragile et colossal qu’on appelait le peuple et qui n’était ni la tourbe des Latins, ni le gros animal des Athéniens, ni cette masse béante, chosifiée par la machine, dans laquelle elle est en train de se noyer, ni, encore moins, cette émeute devenue meute et projetée, sur fond de slogans débiles et de destructio­n de mobilier urbain, sur un boulevard Diderot où l’on ne sait plus que singer la geste prolétarie­nne. Il est tombé, bien sûr, ce peuple. Il s’est égaré, il s’est perdu. Il s’est donné à des idoles immenses et terribles : l’idole politique, quand il s’est voulu nation ; la communiste, quand il s’est rêvé internatio­nal, sans frontières, genre humain ; l’idole religieuse, évidemment, sous le nom et la guise des Eglises. Mais enfin il a été. Il lui est arrivé d’être grand. Et il y avait de la grandeur, et il y avait de la puissance d’esprit et de pensée, dans le mystère de cette agglomérat­ion d’hommes au coeur d’une langue, d’une tâche et même d’une terre qu’ils décidaient d’habiter ensemble en se réglant sur de beaux noms inspirés de la volonté générale et du souci républicai­n.

Or ce qu’atteste le quart d’heure warholien dont bénéficie M. Martinez, c’est que tout cela est mort.

Et, de cette mort, de cette CGT anémique et qui en rajoute dans la fausse force, de ce Front de gauche caricaturé par un tribun de parc à jeux, de ce gauchisme rendu synonyme de nihilisme (et attention ! pas le nihilisme des philosophe­s ! pas même celui de Netchaïev ! un nihilisme de paumés, de vagues repris de justice qui trompent, non la mort, mais l’ennui et la conscience de leur propre nullité), il n’y a lieu ni de rire ni de pavoiser. La mort d’un peuple n’est jamais une bonne nouvelle. Elle est probableme­nt même, aujourd’hui, l’une des pires nouvelles qui nous menacent.

Et ce n’est pas ici que l’on entonnera je ne sais quelle « Multinatio­nale » (dont les paroles restent à inventer, c’est dire…) en lieu et place de « L’internatio­nale » défunte ou, ce qui est pire, guignolisé­e (car ce carnaval du peuple convoqué sur la petite scène du Grand Spectacle contempora­in ne signifie rien que la perte avérée du sens, sa dissolutio­n dans la friche de l’inculture, l’enflure de cette matière mi-morte mi-vivante qui prolifère quand se décomposen­t les corps et dont Polybe, le plus grand des historiens grecs, disait qu’on ne sait plus trop s’il faut la brûler ou la noyer…). Comment fait-on pour ressuscite­r un peuple ? Je ne le sais pas – mais une chose est certaine : le silence des esprits et la mise au pas des conscience­s produiront, à coup sûr, l’effet inverse

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