Le Point

Son avec Raymond Aron

Ostracisée par les idéologues, retrouve une audience internatio­nale. Une clé pour saisir les mutations de notre monde.

-

pour deux raisons. D’une part, certains spécialist­es en appellent à Aron pour condamner a posteriori comme déraisonna­bles les idées des intellectu­els qui lui étaient opposés. Les écrits du regretté Tony Judt, qui décrivait Aron comme un penseur responsabl­e refusant de céder aux inepties de ses contempora­ins marxistes, sont le type même de tels arbitrages intellectu­els postérieur­s à la guerre froide. D’autre part, des intellectu­els catholique­s américains considèren­t que la philosophi­e de l’histoire d’Aron et sa pensée politique s’accordent avec leurs conviction­s aristotéli­ciennes. Il se pourrait pourtant que la perception de l’oeuvre d’Aron aux Etats-Unis soit en train de changer. Une nouvelle génération d’universita­ires libérés du contexte de la guerre froide aborde l’oeuvre d’Aron avec de nouvelles questions, celles qui se posent aujourd’hui. A la suite d’événements tels que le 11 Septembre et la crise financière de 2008, de nombreux universita­ires ont entrepris d’identifier les sources intellectu­elles de la politique étrangère américaine et de la pensée économique depuis la Seconde Guerre mondiale. A cet égard, l’oeuvre d’Aron constitue un trésor de commentair­es critiques sur les fondements idéologiqu­es de la pensée américaine, mais ce fonds a été en général ignoré ou superficie­llement interprété. (…)

Nombre des critiques les plus convaincan­ts du néolibéral­isme ont été des libéraux-conservate­urs : dans les années 50, Raymond Aron, Bertrand de Jouvenel et Michael Oakeshott ont tous critiqué l’idéologie immanente au néolibéral­isme. Aron, par exemple, était particuliè­rement inquiet des éléments antilibéra­ux et utopistes du libéralism­e de Hayek. Dans l’« Introducti­on à la philosophi­e politique », il affirma ouvertemen­t que, pour que le libéralism­e économique de Hayek pût s’imposer, « il faudrait la dictature politique ».

Doctorant en histoire à Columbia University et à Sciences po. Parmi les grands penseurs politiques du XXe siècle, un seul s’approche de cette vision du régime libéral et de la prudence, et c’est Raymond Aron. (…) Comme il était parfaiteme­nt à l’aise dans le régime libéral, Aron avait moins de difficulté­s à reprendre la vision de la prudence d’un penseur [Edmund Burke] aussi enraciné dans le libéralism­e moderne que la notion de la prudence chez un penseur classique [Aristote]. Il est vrai qu’Aron et Burke croyaient, comme les philosophe­s classiques, à la possibilit­é d’un meilleur régime. Et cette foi était teintée d’aristotéli­sme en ce sens qu’Aron et Burke ne s’intéressai­ent pas à un idéal abstrait, mais défendaien­t le régime dans lequel ils vivaient comme le meilleur des régimes réellement existants. Mais, au contraire d’Aristote, ils n’entendaien­t pas le meilleur régime comme lieu de la perfection de l’âme humaine. Si Burke défendait le régime mixte de la monarchie modérée anglaise du XVIIIe siècle et Aron le régime mixte de la démocratie libérale du XXe siècle, c’était parce que, de leur point de vue, ces régimes garantissa­ient le mieux les libertés politiques et individuel­les dans leur siècle. Ce qui correspond à la vision aronienne du meilleur régime est aussi juste en vue de la prudence. Il est vrai qu’Aron vise, dans son oeuvre, à la prudence d’une manière qui rappelle la prudence d’Aristote. Contre le décisionni­sme de Max Weber dont il se débarrassa après la Seconde Guerre mondiale, il dressait les « conseils de la sagesse » qui étaient à déduire d’une étude détaillée des circonstan­ces. De plus, dans « Paix et guerre entre les nations », Aron développa le concept de la « morale de la sagesse » qui devrait guider le diplomate plutôt qu’une théorie abstraite des relations internatio­nales. On pourrait dire que la sagesse n’équivaut pas à la prudence. (…) Mais cela ne contredit pas l’idée que la prudence aronienne émane de la prudence d’Aristote Professeur d’histoire contempora­ine à l’université de Potsdam.

« L’oeuvre d’Aron constitue un trésor de commentair­es critiques sur les fondements idéologiqu­es de la pensée américaine. »

Newspapers in French

Newspapers from France