Le Point

Tajine cosmique

C’est dans la cuisine que l’écrivain trouve le repos. Mais il voit bien des choses dans son assiette.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Cuisiner, c’est comme restaurer. Un peu mêler les disparités pour fabriquer un goût, puis une sorte de dévoilemen­t. Il y a de la religion dans la cuisine, je te jure ! Comme restituer un dieu au palais, lier, recomposer un éparpillem­ent. La dégustatio­n est parfois une sorte de pèlerinage. J’abuse ? Non : j’ai lu comme d’autres des livres sur l’alchimie à l’âge où je persistais à croire aux énigmes et aux pistes pour enjamber mes routines, mais je m’en suis lassé. Trop de symboles dans la casserole et de signes qui épuisent la patience. Mais c’est avec la cuisine que j’ai entrevu un peu la voie, la possibilit­é de l’or, en quelque sorte. Cette façon de sublimer le cru et de le faire remonter vers l’essence et l’assiette. Ce maniement du feu pour aider la vapeur à revenir au ciel. Mais je te mentirais en te disant que je me la joue chercheur d’or dans les épices. C’est juste que cela me repose. Ici, dans ce pays que je subis, la cuisine est un art piégé entre les interdits alimentair­es et les folklores qui imposent au goût des postures. La cuisine peut être une danse du ventre aussi. On lui demande alors de faire dans l’identitair­e. Une manière de mettre en spectacle ses îles et ses pagnes. Elle peut aussi être une maladie, une violence : c’est tout l’art du halal (licite), le contraire du haram (illicite) chez nous. Depuis quelques années, cela revient en force avec les religieux qui font des menus ou proclament des guérisons miraculeus­es et me donnent envie de recettes dissidente­s et de vins forts. Je pense parfois à ces sangliers qui, chez nous, se promènent sûrement dans les forêts avec une assurance de vache sacrée puisqu’il est interdit de les manger. Quand je viens en France, c’est souvent pour reprendre des goûts seulement.

Tout cela pour dire que les aliments subissent eux aussi les nouvelles dictatures. Ainsi, on proclame certains fruits nobles et d’autres sont proscrits. Selon qu’ils sont cités dans le Coran ou pas. Selon qu’ils sont aimés par le Prophète ou pas. Le bio est religieux dans ce pays. Cela m’intrigue d’ailleurs de relire un peu la grosse littératur­e islamique sur la « botanique » du paradis. Les Arabes y ont développé des jardins sublimes après la mort. Des descriptio­ns vertigineu­ses sur des arbres infinis, des plantes qui donnent l’amour et des fruits qui sont des frissons. Le contrepoid­s du désert est dans leurs livres. La tombe est l’entrée d’un jardin, le cosmos est le prélude d’une serre, en quelque sorte. Il est au bout de la caravane. J’ai beaucoup lu sur cette botanique de la récompense après la mort. Je comprends, bien sûr. Les miens ne pouvaient faire autrement, visages écrasés derrière les vitres des jardins perses il y a des siècles. D’ailleurs, les mots pour désigner le paradis sont perses et ceux pour désigner le dieu sont juifs dans cette langue réduite en vieille fille de la civilisati­on. Pauvre dame qui a le souvenir de sa splendeur ! Passons, je voulais te parler cuisine. J’aime ce repos que cela m’apporte, je comprends mieux la naissance du foyer, du feu, de la vapeur et des acides. Le meilleur des hommes est le raffineur, je crois. Celui-là qui ramène la dégradatio­n des éléments vers leurs origines unies. Il existe une vieille mystique chez nous qui raconte que le dieu a créé l’univers pour se retrouver et ramasser ses propres morceaux éparpillés. Se restituer à lui-même. Il est dit qu’il est le trésor et celui qui le cherche en même temps. Autrefois, cela me fascinait comme les noeuds, ce genre de propos. Après, je me suis éloigné pour me consacrer aux évidences. L’univers serait donc une cuisson à feu doux. Un pot-au-feu d’étoiles et de trous noirs ! Cela m’amuse : les mazdéens en adoraient le feu, les panthéiste­s la marmite et les monothéist­es le cuisinier. Les épicuriens en adorent les ingrédient­s et les cannibales en mangent les restes. Voilà le résumé !

L’univers serait donc une cuisson à feu doux. Un pot-au-feu d’étoiles et de trous noirs !

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