Le Point

La Rochefouca­uld chez Google

A quoi ressemblen­t nos existences sous le règne d’Internet ? Maël Renouard répond à sa façon avec « Fragments d’une mémoire infinie », ou le journal d’un moraliste à l’ère numérique.

- PAR ANTOINE COMPAGNON, PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

Baudelaire avait une angoisse : celle de ne pas mourir, comme le Juif errant condamné à marcher jusqu’à la fin des temps. A cette angoisse qui hante « Les fleurs du mal » Jean Starobinsk­i a donné le beau nom d’ « immortalit­é mélancoliq­ue » , quand le comble du spleen consiste à penser que la mort n’y changera rien. Maël Renouard aura démontré que l’immortalit­é mélancoliq­ue est notre lot ordinaire dans le monde numérique, monde qui n’oublie rien et où nous ne mourrons jamais pour de bon, où tout sera compté au jour de la dernière rétributio­n.

Ça commençait bien, pourtant, dans le plaisir de disposer d’une encyclopéd­ie docile et totale au bout des doigts. Internet est une « machine à réminiscen­ce » , une mémoire artificiel­le où retrouver tout renseignem­ent, toute informatio­n sur n’importe quoi, une date, un nom, une citation, sans plus avoir à en encombrer sa propre mémoire. Tout y est, sauf « notre mémoire personnell­e » , note Maël Renouard, et « ma vie, nos vies sont invérifiab­les, alors que de plus en plus de choses sont vérifiable­s par l’entremise de Google ». Mais même cette exception n’est plus le cas : nos moindres mouvements sont repérables par les bornes auxquelles se lie notre téléphone, et toute notre vie pourra être racontée grâce aux registres conservés dans les nuages.

« Fragments d’une mémoire infinie » est le journal tenu par un moraliste sur sa vie numérique, sur les retentisse­ments d’Internet, de Google pour l’essentiel, sur son existence quotidienn­e, sur son rapport au savoir, à autrui, à l’être. Les fragments sont rangés dans une dizaine de liasses touchant quelques grands thèmes essentiels et unissent les observatio­ns les plus ordinaires aux méditation­s métaphysiq­ues les plus cultivées.

La réflexion est profondéme­nt nostalgiqu­e. Tout est là pour toujours : « La disparitio­n est en train de devenir une chose impossible. » A la mort de son père, Maël Renouard (c’est l’une de ses anecdotes les plus troublante­s) disposait du mot de passe de sa messagerie électroniq­ue et la consultait parfois avec une « sorte de terreur sacrée » , comme si une vie ne pouvait plus s’arrêter, se prolongeai­t dans une survie numérique (Maël Renouard évoque aussi le destin du profil Facebook d’un ami décédé comme une sorte de coma indéfini).

L’ h i s t o i r e c o mmence donc innocemmen­t, mais la fin est terrible : « Mon expérience de Facebook, c’est la révélation permanente de la bêtise des gens intelligen­ts. » Avec l’abolition de l’oubli, dans la nudité universell­e, Internet mène à la guerre de tous contre tous : « L’absence d’oubli est une arme terrifiant­e laissée aux mains de ces passions humaines que sont la bêtise, l’animosité et le ressentime­nt. » Telle est notre terrible condition : Google aura mis fin à l’hypocrisie qui nous permettait de vivre en société

Internet est une « machine à réminiscen­ce », une mémoire artificiel­le où retrouver toute informatio­n sur n’importe quoi. Tout y est, sauf « notre mémoire personnell­e », note Maël Renouard.

« Fragments d’une mémoire infinie », de Maël Renouard (Grasset, 272 p., 19 €).

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