La Rochefoucauld chez Google
A quoi ressemblent nos existences sous le règne d’Internet ? Maël Renouard répond à sa façon avec « Fragments d’une mémoire infinie », ou le journal d’un moraliste à l’ère numérique.
Baudelaire avait une angoisse : celle de ne pas mourir, comme le Juif errant condamné à marcher jusqu’à la fin des temps. A cette angoisse qui hante « Les fleurs du mal » Jean Starobinski a donné le beau nom d’ « immortalité mélancolique » , quand le comble du spleen consiste à penser que la mort n’y changera rien. Maël Renouard aura démontré que l’immortalité mélancolique est notre lot ordinaire dans le monde numérique, monde qui n’oublie rien et où nous ne mourrons jamais pour de bon, où tout sera compté au jour de la dernière rétribution.
Ça commençait bien, pourtant, dans le plaisir de disposer d’une encyclopédie docile et totale au bout des doigts. Internet est une « machine à réminiscence » , une mémoire artificielle où retrouver tout renseignement, toute information sur n’importe quoi, une date, un nom, une citation, sans plus avoir à en encombrer sa propre mémoire. Tout y est, sauf « notre mémoire personnelle » , note Maël Renouard, et « ma vie, nos vies sont invérifiables, alors que de plus en plus de choses sont vérifiables par l’entremise de Google ». Mais même cette exception n’est plus le cas : nos moindres mouvements sont repérables par les bornes auxquelles se lie notre téléphone, et toute notre vie pourra être racontée grâce aux registres conservés dans les nuages.
« Fragments d’une mémoire infinie » est le journal tenu par un moraliste sur sa vie numérique, sur les retentissements d’Internet, de Google pour l’essentiel, sur son existence quotidienne, sur son rapport au savoir, à autrui, à l’être. Les fragments sont rangés dans une dizaine de liasses touchant quelques grands thèmes essentiels et unissent les observations les plus ordinaires aux méditations métaphysiques les plus cultivées.
La réflexion est profondément nostalgique. Tout est là pour toujours : « La disparition est en train de devenir une chose impossible. » A la mort de son père, Maël Renouard (c’est l’une de ses anecdotes les plus troublantes) disposait du mot de passe de sa messagerie électronique et la consultait parfois avec une « sorte de terreur sacrée » , comme si une vie ne pouvait plus s’arrêter, se prolongeait dans une survie numérique (Maël Renouard évoque aussi le destin du profil Facebook d’un ami décédé comme une sorte de coma indéfini).
L’ h i s t o i r e c o mmence donc innocemment, mais la fin est terrible : « Mon expérience de Facebook, c’est la révélation permanente de la bêtise des gens intelligents. » Avec l’abolition de l’oubli, dans la nudité universelle, Internet mène à la guerre de tous contre tous : « L’absence d’oubli est une arme terrifiante laissée aux mains de ces passions humaines que sont la bêtise, l’animosité et le ressentiment. » Telle est notre terrible condition : Google aura mis fin à l’hypocrisie qui nous permettait de vivre en société
Internet est une « machine à réminiscence », une mémoire artificielle où retrouver toute information sur n’importe quoi. Tout y est, sauf « notre mémoire personnelle », note Maël Renouard.
« Fragments d’une mémoire infinie », de Maël Renouard (Grasset, 272 p., 19 €).