Luuk Van Middelaar : « Un espace, pas un lieu »
Le Point : Lors de la parution de votre livre « Le passage à l’Europe » (Gallimard), en pleine tempête monétaire, vous expliquiez que l’Europe s’est forgée par des moments de rupture. Dans cette perspective, le Brexit n’est-il pas une chance ? Luuk Van Middelaar :
Le Brexit est avant tout un danger. Il libère des forces destructrices. D’abord à l’intérieur de l’Etat sortant (implosion des deux grands partis, sortie possible de l’Ecosse, etc.), puis pour les 27 Etats qui restent dans l’Union. Pour eux, le départ britannique constitue une amputation, non un coup mortel pourvu que nos dirigeants maîtrisent les forces destructrices ainsi libérées. Cela ne se fait pas avec des déclarations, mais avec de vraies initiatives, paroles et actes. Je ne crois pas du tout à la thèse « plus de bâtons britanniques dans la roue européenne, bon débarras ». Quelle illusion ! Regardez les faits. Les Anglais ne sont ni dans l’euro ni dans Schengen. Par conséquent, leur départ ne nous avance en rien pour surmonter les deux grandes crises du moment.
Raymond Aron parlait d’« optimisme catastrophique » par rapport au marxisme. Certains cercles bruxellois tombent dans cet excès. Je prends un exemple. Ce n’est franchement pas le moment, après le départ de la British Army, de se mettre à parler d’une « armée européenne ». Cela attise précisément l’inquiétude des peuples européens de voir leurs identité et souveraineté mises à mal par Bruxelles. En revanche, les gens reconnaissent parfaitement que l’Europe doit faire davantage pour la sécurité à nos frontières extérieures communes.
François Hollande a déclaré que « l’Europe, c’est une idée : la liberté, la tolérance, la paix ». Ces valeurs ne sont pas propres à l’Europe… On a le sentiment qu’elle est incapable de se définir. N’est-ce pas la principale raison de son rejet grandissant par les peuples ?
Oui, l’identité européenne semble se réduire à une imperceptible membrane entre la pluralité intérieure et un doux universalisme extérieur. Il est donc difficile de s’y identifier. Paradoxalement, nos valeurs, notre mode de vie semblent avant tout attirer ceux LUUK VAN MIDDELAAR qui vivent en dehors de l’Europe : pensez aux migrants, aux réfugiés ou aux manifestants brandissant des drapeaux européens sur la place Maïdan, à Kiev. Ils savent très bien ce qu’ils y cherchent. Le rejet des peuples tient sans doute davantage à ce que l’Europe a procuré la liberté de mouvement sans offrir de protection équivalente. Pour citer Michel de Certeau : l’Europe est devenue un espace mais pas un lieu. Du coup, c’est un projet pour ceux qui voyagent, moins pour ceux qui restent chez eux, c’est-à-dire l’immense majorité des gens. Pour profiter des bienfaits de l’UE, il faut avoir la bougeotte. En termes sociologiques, ce sont les riches, d’une part, les très pauvres, d’autre part, ceux qui y gagnent et ceux qui de toute façon n’ont rien à perdre.
Vous êtes historien et vous fondez donc vos analyses sur le temps long. La crise que traverse l’Europe a-t-elle eu un précédent dans l’Histoire ?
En termes de temps long, nous vivons plutôt une crise de la mondialisation qu’une crise de l’UE. Les classes moyennes ne croient plus que l’économie ouverte constitue un bon deal pour elles. Trump attire le même électorat que le vote en faveur du Brexit, à savoir la classe moyenne, qui ne supporte plus les frontières ouvertes. Cela mène à une reconfiguration de l’échiquier politique. De façon révélatrice, en France, on reproche avant tout à l’UE d’être le cheval de Troie de la mondialisation plutôt qu’un rempart. L’Union devra trouver une réponse crédible à ce sentiment, et vite.
Croyez-vous possible un effondrement de l’Europe ?
Les forces qui tiennent les pays de l’UE ensemble sont plus fortes que ce qu’on voit. Mais l’avenir est par définition ouvert, donc un effondrement n’est pas impossible. Le grand changement, c’est qu’on ne peut plus faire de politique européenne sans les peuples. Du temps du Marché commun, on pouvait patiemment bricoler des règles entre fonctionnaires et experts, loin du public, sur la base d’un traité. Ce n’est plus possible. Prendre des décisions européennes, aujourd’hui – s’occuper de notre monnaie en crise, de nos frontières sous pression, de nos voisins imprévisibles –, c’est agir dans le moment, improviser. Ce type de décisions ne relève plus de la technocratie, mais du jugement politique. Cela demande de faire appel à un public qui peut aussi dire non
« Nos valeurs, notre mode de vie semblent avant tout attirer ceux qui vivent en dehors de l’Europe. »