Le Point

Peter Sloterdijk : « Il ne s’est rien passé »

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Le Point : Votre nouveau livre s’intitule « Après nous le déluge »*, selon la belle expression de Mme de Pompadour. Le récit de ce qui vient de se passer en Angleterre aurait-il pu aussi s’intituler ainsi ? Peter Sloterdijk :

Non, car pour moi il ne s’est rien passé. Un membre qui n’a jamais vraiment fait partie de l’Europe a juste fait part de sa non-volonté d’y appartenir. Je ne suis donc pas de ceux qui déplorent l’événement. Le mot secret qui se cachait sous ce vote, c’est le mot « souveraine­té ». Les Britanniqu­es y sont particuliè­rement sensibles et il fallait compter sur ce genre de réflexe. Il m’arrive de relire le discours que Churchill a prononcé en septembre 1946, à Zurich. Il y proposait les Etats-Unis de l’Europe, mais sans jamais penser, fût-ce pour une seconde, que la Grande-Bretagne pût en être partie prenante. Un peu comme un metteur en scène proposerai­t la création d’une troupe de théâtre. On avait vraiment l’impression que les autres pays étaient censés être les bons élèves jouant la pièce pour écoliers dont il avait écrit le livret…

Comment expliquer ce sentiment de distance vis-à-vis de cette communauté de destin ? Sentiment de supériorit­é ?

Par un sentiment d’infériorit­é, même d’humiliatio­n. Les Britanniqu­es, qui se sont auto-imposé cette Communauté européenne en 1975, n’ont jamais fait le travail de deuil qu’ils auraient dû faire après la Seconde Guerre mondiale. Ils ont perdu leur pouvoir mondial et vivent toujours dans une forme de blessure narcissiqu­e. Même s’ils ont été dans le camp des vainqueurs de la guerre, ils n’en ont jamais digéré le résultat. Ils ont assisté au spectacle d’une France qui se redressait sous le général de Gaulle et ses successeur­s, et à celui d’une Allemagne qui s’envolait à nouveau d’une façon spectacula­ire. En Angleterre, certes, il y a eu une illusion de floraison économique dans les années Thatcher, et c’est vrai qu’une bonne partie des finances mondiales s’est installée à Londres, mais ça a été un peu comme un effet de serre PETER SLOTERDIJK monétaire. Un microclima­t… C’est ce sentiment d’humiliatio­n qui perdure et qui les a conduits à ce vote de refus. Mais attention, les Britanniqu­es savent bien qu’une nation qui a développé une diplomatie suffisamme­nt efficace peut obtenir tout ce qu’elle veut. Ce qu’ils perdent avec l’Europe, ils l’obtiendron­t par des contrats bilatéraux. En fait, les Britanniqu­es ne quittent pas l’Europe, ils ont juste normalisé leurs relations avec les pays du continent.

« L’Europe est la patrie des êtres humains qui réclament une deuxième chance, car l’Europe est un club d’empires humiliés. »

Les signes de panique qu’on voit ici ou là en Europe, les Bourses qui chutent, les velléités d’indépendan­ce de l’Ecosse ou la réunificat­ion de l’Irlande, François Hollande qui en appelle à l’Histoire « qui frappe à notre porte », sont donc hors de propos ?

Je le pense. Vivant en Europe, j’ai passé une vie entière dans un climat de catastroph­isme. Je connais notre dispositio­n mentale d’Européens à réagir d’une façon inadéquate à toutes sortes d’événements. On rêve que des événements arrivent, mais quand ils sont là on les déteste, parce que dans notre grammaire culturelle il existe une équation profonde entre événement et catastroph­e. Et cette fumée de catastroph­isme sort toujours de tout petits feux. Quant aux propos de François Hollande, ils me font penser à ceux de Napoléon qui s’adressait en 1798 à ses troupes au pied des pyramides en leur disant : « Songez que du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplen­t. » Le problème, c’est que la continuité

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