Alain Finkielkraut : « Nul n’est prêt à mourir pour l’Europe »
Le Point : Le Brexit n’est-il pas, selon vous, la preuve de la difficulté pour les peuples d’éprouver un sentiment à la fois national et européen ? Alain Finkielkraut :
Le Brexit sera-t-il un choc salutaire ou le début de la fin d’une grande aventure collective ? Je n’ai pas de réponse. Mais, ce que je peux d’ores et déjà affirmer, c’est que les eurocrates ne l’ont pas volé, car ils se sont acharnés à faire de l’Union européenne le cheval de Troie de la déseuropéanisation. Ces politiciens et ces fonctionnaires ne se vivent pas comme les dépositaires d’une grande civilisation, mais comme les héritiers du « plus jamais ça » : plus jamais la guerre, plus jamais le racisme hitlérien ni colonial. Pour éviter le retour des discours ou des comportements maléfiques, ils emploient donc les grands moyens. Ils refusent d’incarner l’Europe, par son histoire, ses paysages, ses monuments, ses villes, ses cafés, ses oeuvres, une forme de vie, un mode de présence sur Terre, car ce serait tracer une ligne de partage entre un dedans et un dehors, entre un nous et un eux. Ils ne veulent pas mettre le doigt dans cet engrenage fatal. Ils effacent donc le passé. ALAIN FINKIELKRAUT Ils s’offensent, avec Pierre Moscovici, quand on parle des racines chrétiennes de l’Europe. Le « plus jamais ça » exige que l’Europe ne soit rien de substantiel, qu’elle n’affirme que des valeurs, qu’elle ne se définisse que par des droits et des procédures, afin de pouvoir s’ouvrir sans discrimination à tous et à tout. C’est ce que disait textuellement le grand sociologue allemand Ulrich Beck.
Mais beaucoup d’intellectuels de votre génération, qui ont grandi avec le récit traumatique de la Seconde Guerre mondiale, pensent précisément comme Ulrich Beck…
J’aurais moi-même pu penser de la sorte si je n’avais pas croisé la route de grands écrivains d’Europe centrale : Czeslaw Milosz, Kazimierz Brandys et surtout Milan Kundera. Ce sont eux qui ont fait de moi un européen. Face au communisme russe, ils ne défendaient pas seulement la démocratie et les droits de l’homme, ils défendaient aussi une civilisation. L’Europe était leur identité. Ils m’ont réveillé de mon universalisme facile et ils m’ont fait comprendre que le passé de l’Europe ne se réduisait pas à ses crimes.