Le Point

Javier Cercas : le Brexit ou le pouvoir du mensonge

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Le Point : Vu d’Espagne, que vous inspire le choix anglais ? Javier Cercas :

Cette nouvelle est un désastre, mais je m’y attendais. Ce qui s’est passé n’est peut-être pas le commenceme­nt de la fin de l’Europe, mais pourrait annoncer la fin de l’Europe unie, la seule utopie raisonnabl­e qu’on ait jamais inventée. Je m’inscris en effet contre cette croyance ridicule que l’Europe serait quelque chose d’irréversib­le… Tout est réversible ! En 1914, tout le monde pensait que l’Empire austro-hongrois offrait une sorte de perfection historique, et on a vu ce que ça a donné. Rappelons, puisqu’on est en plein Euro, que le sport européen pendant mille ans n’a pas été le foot, mais la guerre.

Pourquoi parler d’« utopie raisonnabl­e » ?

Parce qu’on a vu à l’oeuvre, au siècle dernier, d’autres utopies, la plus atroce ayant abouti à Auschwitz. L’Europe est une utopie raisonnabl­e en ce sens qu’elle seule nous permet de préserver une vraie démocratie face au capitalism­e mondial. « La démocratie dans un seul pays, disait Jürgen Habermas, n’est pas à même de se défendre contre les ultimatums d’un capitalism­e furieux dépassant les frontières nationales. » La France toute seule, l’Allemagne toute seule, l’Espagne toute seule ne peuvent pas poser des conditions à Google, à Apple…

Vous parlez de démocratie, mais c’est aussi la démocratie qui s’est exprimée dans ce vote… Un de vos confrères, Michel Houellebec­q, rappelait dans ces colonnes qu’il faut respecter le peuple…

Mais je ne suis pas d’accord avec Houellebec­q ! Le peuple n’a pas toujours raison. En 1933, le peuple allemand a choisi Hitler : il avait raison alors ? Les peuples peuvent se tromper, ils peuvent même se suicider. Etant espagnol, c’est-à-dire d’un peuple qui a connu l’obscuranti­sme politique, j’en sais quelque chose. Dans le cas du Brexit, le peuple anglais a été trompé par des élites manipulatr­ices qui avaient intérêt au Brexit. De Nigel Farage à Boris Johnson, qui voulait casser Cameron, la campagne menée a été celle de la désinforma­tion, du mensonge, de la manipulati­on. Toutes les études montraient qu’à partir d’un certain niveau d’études on était pour le JAVIER CERCAS maintien du Royaume-Uni dans l’UE, et je peux vous dire qu’à Oxford, où j’ai passé six semaines l’année dernière, je n’ai trouvé personne qui était pour le Brexit ! Mais le chauffeur de taxi que j’ai pris pour me rendre sur le campus l’était peut-être, lui. On a trompé des gens humbles et peu éduqués en agitant le drapeau de la xénophobie et en désignant un bouc émissaire : les Français donneurs de leçons, les Allemands guerriers, et les Espagnols qui comme on le sait passent leur temps à la plage. Et je ne parle pas des migrants… Les peuples ? Ils sont toujours très bons quand il s’agit de trouver un coupable, et meilleurs quand on le leur désigne… Ils ont été manipulés par le nationalis­me comme en Catalogne des gens sont manipulés par l’indépendan­tisme à la seule différence que l’indépendan­tisme catalan, par exemple, a trouvé près de chez lui le responsabl­e de tous ses maux : l’Espagne.

Du pouvoir du mensonge : on se croirait dans « L’imposteur »…

Oui, et les plus gros mensonges sont les meilleurs ! Le problème, c’est qu’en temps de crise le carburant nationalis­te a un pouvoir énorme, car il fait parler le ventre. Et avec lui la rancune, l’aigreur, la peur… En appeler au sentiment, c’est bon au football, en poésie ou avec votre femme, mais pas en politique !

On ne peut pas « aimer » l’Europe ?

Pourquoi « aimer » l’Europe ? C’est un projet rationnel qui doit concilier l’unité économique et politique avec la diversité culturelle et linguistiq­ue. Je ne veux même pas parler d’identité européenne. Je ne crois qu’à l’identité personnell­e, comme Montaigne, qui dit qu’il « se trouve autant de différence­s de nous à nous-mêmes que de nous à autrui ». Je ne veux même pas parler d’« âme européenne », c’est une invention romantique, tout comme l’« âme française » ou l’« âme espagnole ». De culture, oui, je veux bien parler, mais l’Europe culturelle n’existe pas. Regardez en littératur­e, aucun prix littéraire européen, aucune parution livresque « européenne », au même moment dans chaque pays… On se plaint qu’on ne parle d’Europe qu’en termes économique­s, mais c’est un peu notre faute s’il y a eu tant de gens vulnérable­s au mensonge, c’est-à-dire autant de gens qui manquent de culture. L’Europe culturelle, on ne l’a jamais faite

« En temps de crise, le carburant nationalis­te a un pouvoir énorme, car il fait parler le ventre. »

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