Le Point

Micrologie d’une décadence

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Me voilà donc au bout du monde, aux Marquises, écrivant face à l’océan Pacifique. Pour quoi faire ? Lire ou relire Segalen est intéressan­t, certes. Découvrir la pensée de Gauguin, qui semble avoir ouvert la voie intellectu­elle à Segalen à une époque où il se cherche et doute de lui, présente également un intérêt, mais pourquoi vouloir faire l’archéologi­e de cette vision du monde ?

Segalen est poète et archéologu­e, voyageur et sinologue, ethnologue et romancier, mais aussi penseur et philosophe en dehors des clous de la pensée telle que l’Institutio­n la définit. Il n’est pas un profession­nel de la profession, comme dirait l’autre, ce qui en fait une figure attachante à mes yeux. Il vit sa pensée, il pense sa vie, il ne croit pas aux concepts détachés de la vie philosophi­que qui les accompagne. Victor Segalen vit pour penser, il pense pour vivre. En ce sens, il s’avère bien plus philosophe que nombre de ceux qu’on étiquette habituelle­ment comme tels.

Par ailleurs, il propose des pistes existentie­lles et ouvre des chemins dont certains sont restés vierges. Parmi ces chemins inemprunté­s, celui du penseur de civilisati­on. Certes, on connaît les artillerie­s lourdes d’un Vico ou d’un Hegel, d’un Toynbee ou d’un Spengler, mais elles sont massives, trop érudites, illisibles à force de détails, saturées de faux marbre intellectu­el et de stuc verbal. Au contraire de ces penseurs qui trop embrassent et mal étreignent, Segalen travaille au scalpel, finement : il ne brasse pas des millénaire­s en mobilisant des références connues de lui seul ou en convoquant des géographie­s dont on se demande si elles existent vraiment, mais il se penche doucement sur une civilisati­on et l’examine tel un entomologi­ste, avec la plume lyrique d’un mythograph­e.

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