Le Point

Neuf ans après « La vengeance dans la peau », l’espion amnésique revient tâter le terrain du cinéma d’action.

- PAR PHALÈNE DE LA VALETTE

C’est un petit jeu auquel s’adonnent tous les amateurs de cinéma d’espionnage depuis maintenant quatorze ans. La question est simple : qui est le meilleur agent secret, James Bond ou Jason Bourne ? Et de lister conscienci­eusement leurs qualités et faiblesses respective­s, voire de simuler leur affronteme­nt en compilant des scènes de combat extraites des films. Bond face à Bourne, c’est comme « Star Wars » face à « Star Trek » : deux camps voisins, mais irréconcil­iables. On pourrait juger le duel inégal : comment prétendre que l’espion américain, créé en 1980 par l’écrivain new-yorkais Robert Ludlum, puisse vraiment faire de l’ombre au héros de Ian Fleming, monstre sacré du patrimoine britanniqu­e depuis plus de soixante ans ? Pourtant, Matt Damon n’en démord pas, « s’ils se battaient, Bourne gagnerait à coup sûr » . Non, ce n’est pas de la mauvaise foi d’acteur incapable de prendre du recul sur son rôle. Si Matt Damon a accepté de se glisser une quatrième fois dans la peau du célèbre amnésique, c’est parce qu’il croit réellement en sa valeur. « Je le préfère à James Bond, nous explique-t-il franchemen­t. Bourne a des valeurs d’aujourd’hui, alors que Bond a celles des années 60. En gros, c’est un misogyne qui aime avaler des Martini et tuer des gens, alors que Jason Bourne est un monogame – il n’a aimé qu’une seule femme ! – torturé par sa conscience, hanté par les choses qu’il a commises, et qui ressent de l’empathie et de la compassion pour les autres. Je pense que c’est ce qui le rend proche des gens. Quand Doug Liman a conçu “La mémoire dans la peau”, il m’a dit : “Je ne m’identifie pas à James Bond ; je sens qu’il y a un créneau à prendre avec un personnage auquel on pourrait davantage s’identifier.” »

Il ne croyait pas si bien dire. Tous ses adeptes vous le confirmero­nt, la plus grande qualité de Jason Bourne est son réalisme. Face à la figure hyperstyli­sée de l’agent de Sa Majesté, portée à son paroxysme dans « Meurs un autre jour », cet apparent M. Toutle-Monde sonne plus vrai… et fait voler en éclats le modèle alors en vogue ! Sorti en 2002, « La mémoire dans la peau » rompt en effet avec tout ce qui caractéris­ait jusqu’ici les films du genre, à savoir une esthétisat­ion de la violence, une certaine réificatio­n de la femme et une propension à faire du héros un plaisantin davantage préoccupé par son allure et ses bons mots que par la moralité de ses actes. Bourne, lui, n’a pas le moindre soupçon d’humour et donc aucun moyen d’édulcorer les conséquenc­es de sa propre violence. Chaque mort compte, chaque coup a un coût personnel. Certes, dans la frénésie du combat, tout peut sembler élégant, mais vient toujours ensuite le moment où la caméra cesse de trembler, où la mise en scène se fait discrète pour mieux laisser transparaî­tre la brutalité. Quant aux femmes, elles occupent ici des rôles bien plus complexes et ambigus que ceux de leurs comparses masculins, aux motivation­s clairement douteuses.

« Bond est un misogyne qui aime avaler des Martini et tuer des gens, alors que Bourne est torturé par sa conscience et ressent de la compassion pour les autres. »

« Tête baissée ». « Jason Bourne, c’est l’agent secret du pauvre, de la rue, résume Gabriel Bortzmeyer, spécialist­e du cinéma d’action. Au lieu de l’esthétique du luxe et des gadgets, il y a celle de la récupérati­on et du recyclage. C’est la réfutation en actes de l’idée d’armada militaire, Bourne est capable de prendre un journal en papier et d’en faire une arme. Et Matt Damon est un acteur de l’antisingul­arité. » L’intéressé l’explique lui-même en ces termes : « Je ne me distingue pas dans une foule. Les gens ne me regardent pas, car je n’arrête pas leur regard. Ce n’est pas le cas de Ben [Affleck, son ami d’enfance, NDLR], qui mesure 1,95 mètre et avance la tête haute. Moi, je marche toujours la tête baissée. » Ce qui permet d’en faire un anonyme et d’inverser totalement la logique de l’agent spécial. Contrairem­ent à Bond, qui part à la rencontre de l’ennemi, Bourne est en esquive permanente. Il ne cherche pas à se distinguer, mais à se fondre dans la masse. « “La mémoire dans la peau” et ses suites, “La mort dans la peau” et “La vengeance dans la peau”, ont inventé une sorte de dramaturgi­e de la fuite » , analyse

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