Le Point

Le deuxième printemps d’Alagna

Le 10 août, le ténor fêtera ses 30 ans de carrière au Théâtre antique d’Orange. Bravissimo !

- PAR ANDRÉ TUBEUF

C’est plutôt rare, un ténor qui oublie ses cordes vocales, ne craint pas les courants d’air mais s’éclate en scène, dégringole des meules de foin, s’ébroue comme un jeune chien. C’est ça qu’on a vu à l’automne 2015 sur la scène de Bastille. Roberto Alagna, 53 ans, retrouvait « L’elixir d’amour », de Donizetti, un triomphe de ses 30 ans. A côté de lui sur scène, Aleksandra Kurzak, soprano polonaise, sa femme aujourd’hui, et la mère de sa petite Malèna. C’est elle, l’élixir ! Et Roberto s’ébroue. Le rôle est bouffe et le permet : encore faut-il pouvoir, et Pavarotti n’aurait pu, question de format. Quelle forme athlétique ! Et quelle fraîcheur vocale ! C’est vrai que pour faire son Luis Mariano, à la grande joie d’une foule d’auditeurs sans préjugés, Roberto s’est lâché tout un temps côté technique. Mais il a resserré les boulons, conscient que c’est sa façon inimitable de chanter le français, pur, preux, gentilhomm­e, qui lui a valu sa carrière mondiale (un Laurence Olivier Award, pas moins, quand il a fait bondir son « Roméo », de Gounod, sur la scène de Covent Garden), et une place rien qu’à lui dans le panthéon du chant français. Dans ce genre noble (et pas précisémen­t clément à la voix), il nous a aligné coup sur coup « Pénélope », de Fauré, « Les Troyens », de Berlioz, « Le Cid » de Massenet, « Le roi Arthus », de Chausson, « Vasco de Gama » (autrefois dit « L’Africaine »), de Meyerbeer. A Munich aujourd’hui il aborde « La juive », d’Halévy : le voilà carrément fort ténor, carrément tragédien. Et à côté de lui, Aleksandra, d’un coup mûrie, transformé­e : tragédienn­e elle aussi. C’est elle, Rachel (oui, « Rachel quand du Seigneur », c’est dans « La juive ». Et c’est Roberto qui y fait acclamer ce tube absolu de l’opéra français). Belle conclusion pour une saison harassante. Au Met, à Londres, à Vienne, Roberto s’est multiplié, toujours vibrant, toujours grand public, dans « Carmen », « Butterfly », la « Manon Lescaut » de Puccini, tout ce qui est devenu trop tendu, italien, trop vocal pour Jonas Kaufmann, son seul concurrent ténor au top du box-office mondial.

Premier secret de jouvence : croyant à ce qu’il fait, il s’y met tripes, coeur et esprit. L’été 2018, il sera Lohengrin, premier ténor français invité à Bayreuth depuis Dalmorès en… 1908. Il se prépare déjà, au bon air de Pologne, avec Aleksandra. Elle sait l’allemand, des parents musiciens l’ont formée en musicienne, elle le coachera. Il l’envie un peu, lui tellement autodidact­e, qui ne porte pas l’estampille d’un glorieux conservato­ire national. Mais il a appris à apprendre vite, et tout seul, sur le tas. A 20 ans, entre deux cabarets, c’est dans le taxi qu’il déchiffrai­t et mémorisait sa prochaine chanson. Quel confort de pouvoir faire cela relax, en prenant son temps.

L’autre secret, évidemment, c’est le bonheur. Toutes ces rudes années où le chanteur de cabaret voulait se faire oublier pour que s’affirme le ténor d’opéra, comme un forcené, il enchaînait « Rigoletto », « La bohème », « Roméo », « Werther » pendant que sa jeune femme mourait d’un mal cruel, le laissant avec leur petite fille. Il a pu se dire alors que les épreuves assumées enrichisse­nt l’homme, et le chanteur n’en communique­ra ses émotions que mieux. Depuis la naissance de Malèna, il ose se dire qu’on ne chante jamais aussi bien que quand on est heureux. « La juive » nous a fait entendre un Sisyphe ténor, et heureux de l’être

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Allegro. Dans « L’elixir d’amour », de Donizetti, à Bastille, avec Aleksandra Kurzak, son épouse.

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