Le Point

Parti sur les traces de Victor Segalen aux Marquises, le philosophe tombe (encore) sur Nietzsche. Car, dans ces îles du bout du monde, tout dans la nature exhale la « volonté de puissance ».

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Aux Marquises, le spectacle du jour qui se lève semble moins un matin du monde que le matin du monde. Au fur et à mesure, doucement, la lumière s’installe partout, et la chaleur avec. Tout devient vert, la chlorophyl­le sature tout, et l’on comprend que Gauguin ait pu peindre des chevaux verts : quelles que soient leurs robes, sous cette lumière partout tamisée par les palmiers et les arbres à pain, les frangipani­ers et les pamplemous­siers, les reflets sont verts et doux. Il écrit dans « Oviri. Ecrits d'un sauvage » : « J’ai devant moi des cocotiers, des bananiers ; tout est vert. »

A chaque instant, les Marquises offrent une leçon nietzschée­nne. La nature y fait puissammen­t la loi : la terre et la mer, le vent et la pluie, l’hygrométri­e et la pression barométriq­ue, la lumière et la nuit, le feu du soleil et l’eau de l’océan, la terre de l’île et l’air de vents venus de si loin. Le sublime envahit la vie quotidienn­e : face à la mer, au pied du roc, en présence du fracas des vagues bleues sur le sable noir, sous la voûte des chemins de la forêt primitive, dans les sentiers qui montent toujours plus haut, par exemple vers le cimetière ancien, qui repose loin des hommes qui vivent en bas, et près des dieux qui habitent en haut.

Dans ce jardin de tombes effondrées, des blocs de lave rouge délimitent de petits rectangles de terre envahis par une herbe haute et très verte. Aucune gravure d’identité, pas de stèle. Les tombes les plus récentes, deux ou trois, arborent des plaques qui murmurent : « Nous ne t’oublierons jamais. » Mais, vu leur état, elles prouvent que le défunt a bel et bien été oublié. Car les morts meurent eux aussi quand ceux qui en gardent le souvenir trépassent à leur tour et viennent les rejoindre. Le cimetière est haut dans la montagne. Il s’approche des nuages qui la coiffent la plupart du temps. Les bruits de la mer et du village montent, mais lointains, amoindris, presque étouffés. Le sac et le ressac des vagues qui éclatent contre la roche en devenant des gerbes mousseuses produisent des bruits sourds, les voix et les conversati­ons sont des murmures, le chant des coqs arrive, lui aussi amorti, la rumeur d’Hiva Oa grimpe et témoigne que la vie continue dans les cimetières.

Une conversati­on que j’eus la veille avec un Marquisien m’apprit que, malgré les siècles de colonialis­me administra­tif et son pendant missionnai­re, la religion païenne subsiste secrètemen­t. Il me parle d’initiation, de rites, de degrés, de silence, de jeûne et de tout ce qui, de par le monde, depuis ses origines, définit la société secrète. Le chamanisme est la religion fossile de l’humanité. Elle est là, vivante, contempora­ine des premiers hommes.

Chaque initié dispose d’une sphère – c’est le mot qu’il utilise en l’accompagna­nt du geste rond qui la montre – de compétence ou d’activité en tant que guérisseur. Car, ici, la sagesse est indissocia­ble d’une thérapie. La pensée n’est pas

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