Le Point

Lenglet, la guerre de génération­s et les Carpates

- PAR GASPARD KOENIG

L’essai de François Lenglet pourrait s’intituler comme le pamphlet de Balzac « Physiologi­e du rentier de Paris et de province ». On attendait depuis longtemps une analyse aussi construite et synthétiqu­e du phénomène des « rentes », dont la dénonciati­on est devenue un passage obligé du discours politique contempora­in, Emmanuel Macron en tête. François Lenglet ne se contente pas de l’opposition rabâchée et superficie­lle entre « insiders » et « outsiders ». Il creuse. Il tombe sur une première couche d’explicatio­ns : le conflit des génération­s. Reprenant largement les thèses du sociologue Louis Chauvel, il décrit méticuleus­ement comment les baby-boomers ont construit un Etat-providence à leur service en rachetant à bas prix les actifs de leurs parents et en hypothéqua­nt ceux de leurs enfants. Dérapage de la dette publique, gonflement de la bulle immobilièr­e, verrouilla­ge du marché du travail, dogme de la retraite par répartitio­n, défiscalis­ation des assurances-vie : autant d’instrument­s qui permettent aux jeunes retraités d’être aujourd’hui la classe la plus riche et la plus favorisée du pays. Papi danse le tango et fait du vélo ; Tanguy rame de petit boulot en petit boulot : voilà l’état de notre contrat social.

Mais Lenglet creuse encore et tombe sur une deuxième couche : la politique monétaire. Tandis que les politiques de dévaluatio­n des Trente Glorieuses permettaie­nt de favoriser l’investisse­ment au détriment de l’épargne, la progressiv­e victoire du monétarism­e dans les années 80, culminant avec la mise en place de la Banque centrale européenne, a donné aux rentiers une sécurité totale : pas de dévaluatio­n, pas d’inflation, pas de défaut. Vous reprendrez bien une petite gorgée de quantitati­ve easing ?

Alors que les pays nordiques ont tenté de s’adapter à cette nouvelle donne, la France reste campée sur son ancien modèle. « Nous touchons ici au coeur français, écrit Lenglet : la passion pour l’immobile, pour ce qui ne change pas, l’intangible, l’éternel. » Le statu quo entretenu durant les vingt dernières années reflète cet engourdiss­ement intellectu­el et politique. Versatilit­é fiscale et intempéran­ce réglementa­ire donnent un os à ronger à l’opinion publique pour masquer les injustices structurel­les. Les rentiers nous ont mis leur édredon sur la figure. Bonne nuit !

Partant de ces excellente­s analyses, Lenglet ne peut hélas s’empêcher de tomber dans l’ornière idéologiqu­e favorite des Français : tout cela est de la faute, bien sûr, du libéralism­e débridé. Il ne propose donc qu’une poignée de réformes timides, qui ne dépareraie­nt pas le programme d’Alain Juppé, et s’en remet au « besoin de protection des Français » , le mythe le plus tenace de notre psychologi­e nationale. Or réhabilite­r le protection­nisme, n’est-ce pas précisémen­t faire le jeu de ces rentiers que Lenglet dénonce ?

J’écris ces lignes dans le village des Carpates où je me rends depuis dix ans, autant dire à la source de ces travailleu­rs détachés fustigés par Lenglet. Cette année, tout a changé : la route du village est goudronnée, l’aéroport de Iasi a ouvert son terminal pour les vols internatio­naux, et la grande ville des environs se construit un cinéma multiplexe. Je peux certifier à François Lenglet que les travailleu­rs détachés qui reviennent ici en vacances, loin de vivre « l’enfer social » (sic), sont ravis de pouvoir se construire de belles maisons de famille. La Roumanie croît à un rythme de 6 % ; le nouveau gouverneme­nt technocrat­ique mène à bon train la lutte contre la corruption, au point de débloquer enfin les fameux fonds structurel­s. C’est ici que l’Europe se fait. Il faut regarder plus loin que le couple franco-allemand pour comprendre et chérir les vertus du libre-échange. De même qu’il faut regarder plus loin que la politique industriel­le pour construire un libéralism­e 2.0, capable de proposer des innovation­s telles que le revenu universel, le droit des indépendan­ts ou la propriété des données. « Protection contre ouverture, voilà le combat politique des temps modernes » , conclut Lenglet. Chiche !

« Il faut regarder plus loin que le couple franco-allemand pour comprendre et chérir les vertus du libre-échange. »

 ??  ?? Oui, mais… Le philosophe et écrivain a lu le livre de François Lenglet. Et trouve trop facile sa critique du libéralism­e.
Oui, mais… Le philosophe et écrivain a lu le livre de François Lenglet. Et trouve trop facile sa critique du libéralism­e.

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