Le Point

Dans « Arendt et Heidegger » (Albin Michel), le philosophe Emmanuel Faye éclaire d’une lumière noire la pensée de cette figure du XXe siècle et met au jour l’ambiguïté de ses jugements sur Heidegger et le nazisme. Interview exclusive.

- PAR ROGER-POL DROIT

Attention, livre choc ! Rien de futile – 500 pages, quantité de références, travail colossal –, un vrai séisme intellectu­el. Il ébranle la statue de Hannah Arendt, icône de la femme-philosophe indépendan­te, auteure de classiques partout célébrés, enseignés et commentés (« Les origines du totalitari­sme », « La crise de la culture », « Condition de l’homme moderne », entre autres). Intellectu­elle engagée, figure politique, juive rétive au sionisme, elle a commencé à devenir vraiment célèbre en 1953 en publiant « Eichmann à Jérusalem », analyse du procès de l’ancien dirigeant nazi. Un film de Margarethe von Trotta, en 2013, a même retracé l’aventure de ce reportage qui fit scandale. Car, depuis sa mort à New York, en 1975, Arendt fait l’objet, dans le monde entier, d’un culte croissant. Son parcours fascine : de Marbourg à New York, du séminaire de Heidegger à Princeton, de la philosophi­e allemande à la science politique, de l’université au journalism­e. Son diagnostic de la « désolation » de l’homme moderne ne cesse d’être repris, ses concepts clés et ses analyses sont constammen­t cités.

Le choc, ici, est de découvrir que la réalité est bien moins claire. L’image devient en effet très différente quand on se donne le temps et la peine, comme l’a fait Emmanuel Faye durant plusieurs années, de lire toutes les versions de ses oeuvres, de comparer leurs éditions, différente­s selon les langues, de scruter les auteurs cités et les notions reprises, de décrypter les contextes historique­s qui les éclairent. Au fil des pages émerge le profil d’une Arendt ambiguë, dont les opérations de blanchimen­t dérangent et inquiètent. Elle ne cesse en effet d’exonérer l’Allemagne de la responsabi­lité du nazisme, s’emploie à disculper systématiq­uement les élites intellectu­elles de tout rôle décisif dans l’avènement de Hitler, finit par dissoudre l’histoire spécifique de l’exterminat­ion des juifs dans des considérat­ions générales sur la modernité, la technique et le déracineme­nt universel.

Un exemple, parmi quantité d’autres. En septembre 1946, Arendt publie dans la revue Commentary son premier texte sur les camps d’exterminat­ion, « The Image of Hell » (« L’image de l’enfer »). Elle y insiste sur la déshumanis­ation absolue. Mais les conséquenc­es qu’elle en tire sont bien étranges : « Une fois que l’on avait pénétré dans les usines de la mort, tout devenait accidentel et échappait complèteme­nt au contrôle de ceux qui infligeaie­nt les souffrance­s et de ceux qui les enduraient. Et il y eut bien des cas où ceux qui infligeaie­nt les souffrance­s un jour devenaient le lendemain à leur tour des victimes. » Quand donc a-t-on vu des SS jetés à leur tour dans les crématoire­s ? L’idée que toute humanité a disparu des camps d’exterminat­ion conduit Arendt à rendre tortionnai­res et victimes indistinct­s et même… interchang­eables ! – ce qui revient, en fin de compte, à dédouaner les bourreaux.

Emmanuel Faye montre de manière très détaillée et argumentée comment Arendt déploie de manière répétée une stratégie systématiq­ue de disculpati­on des penseurs allemands, en particulie­r des romantique­s, dans la genèse de l’exterminat­ion. Avant guerre, elle soulignait leur rôle décisif, mais, dans « The Origins of Totalitari­anism » (« Les origines du totalitari­sme », 1951), elle les exonère et préfère insister sur une « specific Jewish responsabi­lity » (« responsabi­lité juive spécifique ») dans la naissance de l’antisémiti­sme moderne. Ce minutieux travail fait également découvrir comment Arendt se réfère, de manière suivie, à des auteurs qui sont indiscutab­lement nazis mais qu’elle ne juge jamais comme tels – par exemple Carl Schmitt, juriste partisan des lois raciales de Nuremberg en 1935, ou Arnold Gehlen, anthropolo­gue qui publia la même année un

Newspapers in French

Newspapers from France