« La grande muette » dans le grand bassin
« Voir du pays », ou des soldats en opération « détox de guerre » dans un hôtel 5 étoiles.
C’est un hôtel comme il en existe des milliers sur les côtes européennes. Quatre cents chambres face à la mer, filles en bikini, sable fin, soirées électro, piscines… Et soudain, dans la légèreté des vacances, alors que la fête bat son plein, surgit un régiment en uniforme, des soldats français qui viennent de passer six mois dans la vallée de la Kapisa, dans la montagne afghane. Leur dernière mission avant de rentrer chez eux ? « Décompresser. » Depuis 2008, l’armée française a mis en place un « sas de décompression », sorte de purgatoire destiné à atténuer le choc du retour à la vie normale. Au programme : trois jours et deux nuits all inclusive à l’hôtel 5 étoiles Coral Bay, dans le sud de Chypre – sorties en mer, ateliers de relaxation profonde, cours d’aquagym, visites de sites archéologiques, débriefing des traumatismes de chacun, et… soirées bien arrosées. « Pour nous qui voulions filmer la violence de la reconstruction psychologique après le combat, cette cohabitation improbable entre touristes et militaires était le lieu idéal. »
Révélées par l’excellent « 17 filles » en 2011, les soeurs Delphine et Muriel Coulin sont tombées sur ce « programme militaire » en lisant une brève dans un journal. Delphine en a fait un roman (Grasset, 2013) et, avec sa soeur, ce film « Voir du pays », prix Un certain regard du meilleur scénario à Cannes. On y suit Aurore et Marine, deux jeunes militaires – formidables Ariane Labed et Soko – qui tentent d’oublier la guerre. Pas évident sur une île scindée en deux, qui incarne à elle seule la crise politique et économique en Europe, et dont le territoire est surveillé par les soldats de l’Onu… Mais sortir de la bulle du resort, il n’en est pas question. Comme il n’était pas question non plus de « voir du pays » sur le terrain d’opérations où chaque civil pouvait être un terroriste potentiel. Douchée, la quête d’aventures. « On a de la merde dans la tête. C’est pas dans un hôtel 5 étoiles qu’on va oublier la guerre ! » fulmine Marine. Les séances de débriefing servent justement à cela, revenir sur ce qui a été vu, vécu, sur ce qu’on a raté, mettre des mots sur l’horreur pour s’éloigner doucement du tabou, le fameux PTSD, ou trouble de stress post-traumatique.
« Pour une fois, un regard féminin sur l’armée, c’est cela qui nous intéressait », reconnaît Delphine. Les soeurs Coulin ont grandi à Lorient. A la maison, on était plutôt antimilitaristes, mais, des uniformes, elles en ont côtoyé pas mal. Elles tenaient d’ailleurs à ce que de vrais militaires jouent dans le film. « On s’est toujours demandé ce qui pouvait motiver une femme à s’engager, si on vivait la guerre de la même façon avec un corps de femme… » En interrogeant les bienfaits de la « récompense » chypriote, les réalisatrices abordent aussi, entre autres traumatismes, les violences collatérales – le viol, les humiliations, la trahison. Et font enfin parler la « grande muette » « Voir du pays », en salles.