Le Point

Le bloc-notes

Bilan de Merkel et Hollande. Malraux sans anniversai­re ? On a tiré sur l’ambassadeu­r Zimeray. Un Kurde lecteur d’André Chénier. Lacan plus que jamais. Bientôt, la (non) bataille de Mossoul

- De Bernard-Henri Lévy

Ne sommes-nous pas entrés dans un temps de grande turbulence où un grand geste vaut mieux qu’une petite victoire ? Ainsi Angela Merkel. Elle sera peutêtre battue l’an prochain. Mais elle aura, par un acte, un seul, celui de tendre la main à 1 million de réfugiés en danger de mort aux portes de son pays, conjuré (différé…) le naufrage annoncé de l’Europe.

C’est le 40e anniversai­re de la mort de Malraux. Et l’on ne voit, pour l’instant, rien venir. Toujours mort, l’auteur de « Royaume-Farfelu » ? Au rebut des oeuvres froides, sans postérité décisive ? Pour un ancien jeune homme qui a découvert le sens de la grandeur dans « L’espoir », celui de la beauté moderne dans « Le musée imaginaire » et, entre les deux, le goût de l’engagement dans les ossuaires d’un Bangladesh qu’il aura, pour ainsi dire, inventé, quelle tristesse ! J’y reviendrai.

Besoin de sens, répètent, tels des perroquets, les commentate­urs politiques affolés… Et si c’était l’inverse ? Et si ce monde se mourait, non d’un manque, mais d’un excès de sens ? Et si la maladie moderne était, à longueur de blogs, tweets et paroles pour rien, de donner un sens à ce qui n’en a pas, ou plus, ou pas encore ? Ah ! Un politique qui se tairait un peu…

« Peshmerga » au Kurdistan, festival de Duhok, face à un public de cinéphiles sortis des tranchées. Dans ma présentati­on, je cite Godard, dans « Histoire(s) du cinéma, 2 » : la « caméra-stylo », c’est un écrivain-philosophe qui en souffle la formule à un certain Alexandre Astruc qui l’offre lui-même à la Nouvelle Vague française. Cet écrivain, vous le connaissez tous : c’est Jean-Paul Sartre.

Vu d’ici, à quelques encablures de la ligne de front face à Daech, ce qui parvient du débat politique français est bien étrange. Et, en particulie­r, l’injonction sans précédent faite à un président de ne pas se représente­r. Et pourquoi donc ? Parce qu’il aura livré la guerre au terrorisme ? Déployé, ici, le meilleur de nos forces spéciales ? Sauvé, dans la Syrie voisine, face à un Obama pusillanim­e, ce qui restait d’honneur à l’Occident ? Résisté à Poutine ? A Erdogan ? J’ai écrit, il y a quelques mois, dans Time Magazine, que le bilan géopolitiq­ue de Hollande était mieux que bon. Plus que jamais, je m’y tiens.

Pour un film de cette sorte, le réalisateu­r, en principe, a le choix. Narcisse ou Actéon. Ou, mieux, Gygès, le voyeur devenu invisible. Mais pourquoi pas les trois ?

François Zimeray, lui, a vu « partout le même visage ». C’est le titre (« J’ai vu partout le même visage », Plon) du livre qu’il a consacré à la relation de ses années d’ambassadeu­r itinérant pour les droits de l’homme. Car la liquidatio­n des visages, leur disparitio­n programmée dans la nuit des hommes infâmes, l’anonymisat­ion des victimes dans l’indifféren­cié des carnages sans mémoire ni sépulture, n’est-ce pas la loi de cette part-ci de l’humanité ? Et n’est-ce pas à cela que le témoin se doit, tel un aveugle scrutant la nuit, de résister lorsqu’il le peut ? A noter, en ouverture de ce livre beau et grave, le récit des interminab­les secondes, le 15 février 2015, dans un centre culturel de Copenhague, de la fusillade dont il faillit être victime. Scène hallucinan­te de précision et d’horreur. Et hallucinan­t aussi, par parenthèse, que la presse de son pays ne s’en soit pas davantage fait l’écho. Y a-t-il tant d’autres ambassadeu­rs de France, après tout, qui se soient fait tirer dessus ? Oui, un. L’ambassadeu­r Louis Delamare, assassiné le 4 septembre 1981, à Beyrouth. Et c’était le coup d’envoi de notre nouvel âge sombre.

Le film encore. Il y a, dans un documentai­re, paradoxale­ment plus de fiction que dans une fiction. Pourquoi ? Parce que pas de script. Parce que pas de dictée. Parce que le « document » n’y est pas tant « donné » que produit par l’oeil de celui qui tourne. Parce que je ne filme pas ce que je vois mais ce que ma présence cadre et, dans certains cas, engendre. Parce que l’enjeu, en un mot, et pour citer un autre grand penseur du siècle dernier, Jacques Lacan, n’y est pas « le réel » (hors de prise) mais « la réalité » (unique objet de mon assentimen­t).

Tous ces hommes politiques qui, dans de louables efforts de sincérité surjouée, vont répétant : « je dis ce que je pense et je fais ce que je dis ». La troisième oreille, la meilleure, ne peut s’empêcher d’entendre, ici aussi, la voix sans réplique du même Lacan : « la grande erreur de toujours – s’imaginer que les êtres parlants pensent ce qu’ils disent » (et faire, avec cette « imaginatio­n », l’économie du doute, de l’incertitud­e quant à la sincérité d’autrui, de la part de contingenc­e et de perplexité obligée, qui sont l’âme de la politique et le secret de sa nécessité).

Malraux encore. Le jour où Florence, sa fille, m’offrit la demi-amphétamin­e trouvée, au matin de sa mort, sur sa table de nuit. Mon ami Hoshmand Othman, à qui je raconte l’histoire et qui tient la littératur­e française pour sa seconde patrie : c’est l’analogue d’André Chénier montant à l’échafaud après avoir corné, à la page où il en était et où le bourreau interrompa­it sa lecture, son exemplaire d’« OEdipe à Colone » de Sophocle.

La bataille de Mossoul ? Pour eux, les combattant­s kurdes, tout le programme sera là : gagner cette guerre sans l’aimer et sans presque la livrer – comme dans « L’art de la guerre » de Sun Tzu ; comme dans le « Guérilla dans le désert » de T. E. Lawrence qui fit tant rêver le premier Malraux ; comme chez tous ces penseurs convaincus que « se battre » est, le plus souvent, « une erreur »… Là aussi, j’y reviendrai

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