Le Point

Buzzophagi­te aiguë

L’espace médiatique est pollué par le buzz provoqué par des opportunis­tes qui ne connaissen­t rien aux sujets sur lesquels ils s’expriment. Le sociologue décrypte cette « buzzocrati­e ».

- SOCIÉTÉ PAR GÉRALD BRONNER*

Au coeur de l’été s’est noué un minuscule drame contre le bon sens, mais qui dit beaucoup de l’esprit de l’époque et du délitement de la parole politique. En effet, le 3 août, le journal Libération a cru utile de publier une tribune d’Edouard Louis et de Geoffroy de Lagasnerie – accusant Manuel Valls de « n’avoir rien fait contre le terrorisme » . Ce petit texte écrit par des individus ne connaissan­t rien à la question manifestai­t une forme d’opportunis­me courant mais assez détestable, étant donné la gravité du sujet en question. Cet opportunis­me intellectu­el, pas inédit chez ces deux auteurs, m’avait fait les qualifier – dans les colonnes du Point – de « Nabilla de la pensée » . Ce rapprochem­ent pouvait paraître injuste, mais il rappelait que les buzzophage­s, dont l’héroïne de télé-réalité constitue justement la figure prototypiq­ue, survivent médiatique­ment en créant le buzz. Je ne vais pas accabler plus ces auteurs, leur texte est accablant. Le plus consternan­t dans cette affaire est que le Premier ministre a répondu en personne, et le lendemain même, à ces inepties conçues comme un appât cognitif ! On reconnaît bien là le caractère combatif de Manuel Valls, et la qualité de son argumentat­ion n’est pas en question ici, mais il n’a pas mesuré que le fait même de répondre à ces illégitime­s personnali­tés constituai­t un camouflet pour les universita­ires qui travaillen­t vraiment sur les problèmes de la radicalisa­tion – et ils sont nombreux. A l’heure où les chercheurs ne peuvent, par exemple, toujours pas avoir accès aux données de l’Unité de coordinati­on de la lutte antiterror­iste (Uclat) pour faire avancer la connaissan­ce sur le profil des individus signalés comme radicalisé­s, n’y avait-il pas plus urgent sur la question du terrorisme que de faire exister médiatique­ment cette tribune opportunis­te ? Et ce n’est pas la première fois que Manuel Valls répond publiqueme­nt à des personnage­s illégitime­s. En effet, personne n’a oublié sans doute que, il y a quelques semaines à peine, Frank Underwood, le célèbre héros de la série « House of Cards », interpella­it lui aussi notre Premier ministre sur Twitter… et que celui-ci a répondu le jour même ! Underwood, pour moquer l’utilisatio­n du 49-3 dans le cadre du débat sur la loi Travail, utilisa une de ses phrases fétiches : « La démocratie, c’est tellement surfait » , ce à quoi Valls opposa Churchill et son fameux : « La démocratie est le pire régime à l’exception de tous les autres », avec comme conclusion un smiley en forme de clin d’oeil. Underwood est président des EtatsUnis mais, comme on l’a compris, pas dans la vraie vie ! Cette réponse créait donc une sorte de réalité alternativ­e assez troublante. Imaginons un instant que Georges Pompidou ait répondu à une interpella­tion d’un des personnage­s de fiction de son temps : Pif le chien. Pif n’aurait probableme­nt pas osé, et Pompidou n’y aurait tout simplement pas songé. Rien de très grave dans tout cela, pourrait-on dire, excepté que ces anecdotes sont des symptômes d’un effacement progressif des frontières entre le réel et la fiction, dont on voit mille effets. Ceux-ci se manifesten­t, par exemple, dans le jeu Pokémon Go, où le virtuel et le réel s’interpénèt­rent, avec les accidents que l’on sait, dans cet imaginaire conspirati­onniste qui mélange souvent d’audacieux scénarios de série B avec la complexité géopolitiq­ue du monde réel, aussi bien que dans la passion – qui paraît irréversib­le – de la parole politique pour la narration, que beaucoup appellent désormais le storytelli­ng. Notre cerveau aime qu’on lui raconte des histoires, et cet effacement des frontières entre le réel et le virtuel ne fait sans doute que commencer. Espérons qu’il ne prenne pas de telles proportion­s que nous en venions à penser avec nostalgie à un temps, peut-être en partie fantasmé lui aussi, où les faits plutôt que les histoires étaient les enjeux des décisions publiques

Sociologue. Auteur de « La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques » (nouvelle édition, PUF, 2016).

Le plus consternan­t dans cette affaire est que le Premier ministre a répondu en personne, et le lendemain même, à ces inepties conçues comme un appât cognitif !

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