Que faire du million ?
La politique d’accueil d’Angela Merkel pose question(s), dont celle du rapport à l’autre. Un immense défi.
Düsseldorf ferme ses usines d’acier. Une époque est morte. Une autre est en train de naître. Dans les grands hangars de l’antique industrie, on monte aujourd’hui des pièces de théâtre, pas loin d’Essen. La culture tente de combler le vide entre une vocation morte et une autre à venir. Mais, pour le visiteur venu du sud, on ne pose pas la question: « Que va faire l’Allemagne de l’Allemagne ? », mais : « Que faire du million ? » Celui des réfugiés. Sous les arbres immenses d’un jardin public, la lumière de la fin de l’été est douce et touche le sang sous la peau. La ville est calme, sereine, un peu déserte, mais ce n’est qu’un décor. La grande question du « million » se pose différemment depuis deux ans déjà. A l’époque où Merkel a inventé et lancé le « grand accueil ». Depuis, « si l’accueil se passe bien, normalement et sans grandes secousses », explique un journaliste de l’un des plus prestigieux médias allemands, la question est encore vive dans les discours et les chiromancies intellectuelles. Elle se repose sans fin : avant les « nuits de Cologne », ou après. Cette question, on vous la pose sans cesse, expression de l’angoisse profonde face au monde et à ses autres habitants. Le tout conditionné par une histoire ancienne : le refugié est perçu à travers le mur séparateur des croyances et des cultures, mais aussi au travers de la culpabilité envers l’Autre, du crime de guerre et d’extermination. La culpabilité empêche peut-être de le jeter à la mer (ou dans un train), la peur empêche de l’accueillir. « Nous pouvons le faire ! » , le célèbre slogan de la première dame, fait face au « Nous ne savons pas quoi en faire ! » des élites et des médias. La peur ravive la réflexion sur l’altérité et la culture, mais aussi les fascismes qui s’y greffent. Sur l’affiche de l’événement à Marl, une représentation théâtrale géante sur les réfugiés et les nouveaux « étrangers », le mot en arabe a été tagué d’une croix gammée. « Que faire du million ? » est donc la question que l’on vous pose sans cesse ; pour chercher une disculpation, une raison humaine, un argument ou un contre-argument, un soutien ou une critique. Et il est difficile de se prononcer. Car le réfugié a raison de chercher le salut, et l’autochtone a des raisons d’avoir peur. « Sauf que l’Allemagne a un don pour jeter une lumière crue sur ses dénis historiques : elle les assume et en parle », pense un journaliste. Contrairement à la France, pays où l’Histoire est un tapis cachottier ? Quand on fait la paix avec les morts de tous bords, et aussi avec les crimes, ça aide à penser l’altérité. Mais comment expliquer que l’immigré ou le réfugié est aussi responsable de la liberté qu’il est venu chercher en Occident ? Qu’il doit la nourrir de sa culture et l’augmenter ? Comment soutenir encore cela sans se faire piéger par le syndrome « Cologne » ? Comment expliquer que l’adoption demande aussi un effort de l’adopté sans se faire critiquer par les culturalistes et les « gauches » assises ? Comment dire que, si le rescapé des guerres, au sud, n’est pas allé en Arabie mais en Bavière, c’est que la liberté est plus importante pour lui que les géographies de confession, et que pour cela il est important d’enrichir le monde par ses différences au lieu de l’appauvrir par des interdits importés ? Comment le dire sans se faire accuser par l’Inquisition bien-pensante ?
Il faut le dire parce que nous sommes concernés, parce que j’habite le sud du monde et que c’est un droit de lucidité. L’Allemagne a joué au million et peut gagner. Cela est bien. Même si l’angoisse est vive et ravive les vieilles blessures de la mémoire collective et de la conscience morale de ce pays. Cette question est importante, car elle est celle de notre époque : « Que faire de l’Autre ? » Elle nécessite une réponse bienveillante, mais lucide. Participant du don de la terre contre le don de soi aux autres. On ne peut pas la résoudre en criminalisant la peur des uns et en angélisant la différence de l’autre. La réponse à la question du million conditionne aussi le rapport du sud au nord, notre conscience de l’altérité dans le monde dit musulman, la vision de l’Occident et la possibilité de la guerre ou de l’adoption à l’avenir. Sans emphase. L’Histoire n’a pas commencé quand le couple a croqué la pomme futile, mais quand Caïn a cherché à enterrer Abel. Première réponse mauvaise à la question de l’altérité
Le réfugié a raison de chercher le salut, et l’autochtone a des raisons d’avoir peur.