Le testament de Friedländer : « La Shoah est mon seul chez-moi »
Critique virulent de la politique israélienne, l’immense historien de la Shoah boucle le récit d’une vie entre manoeuvres pour l’acquisition de l’arme nucléaire et recherche exigeante. Rencontre.
Il est né Pavel Friedländer à Prague en 1932. Dix ans plus tard, il est rebaptisé Paul Ferland, lorsque ses parents, des juifs tchèques réfugiés en France, le cachent dans un collège catholique de Montluçon, avant d’être arrêtés et déportés. Il est devenu Saül, puis Saul, Friedländer, après avoir quitté clandestinement le lycée Henri-IV, à 16 ans, en 1948, pour participer à l’aventure de l’Etat d’Israël : « Ce nouveau pays m’enthousiasmait. J’étais seul à Paris, la vie n’était pas rose, j’ai falsifié ma carte d’identité et je suis parti, pour appartenir à un groupe, à une famille. » Il a vécu à Jérusalem, enseigné à Tel-Aviv, à Genève, il a des petits-enfants en Israël, à Berlin, à Paris. Mais s’il parle hébreu à la maison, il écrit en anglais et vit près de Los Angeles, à Tarzana, ville mondialisée qu’il décrit avec humour dans ses Mémoires, « Où mène le souvenir. Ma vie », croisement original entre le témoignage personnel et le parcours d’un éminent intellectuel. En définitive, il n’est chez lui « nulle part » . « La France, je m’y sens bien, je garde un très bon souvenir de mes deux années d’école à Néris-les-Bains entre 1940 et 1942, de la langue française ; je me rappelle si bien notre arrivée en train à Strasbourg, en 1939, des bérets que j’ai aperçus, nous étions sauvés, les gamins français se sont moqués de moi en prétendant qu’on pouvait voir la tour Eiffel depuis Strasbourg… Mais quand j’atterris à Roissy, je ne me sens pas français » , nous détaille-t-il dans un français impeccable de Tarzana, ainsi baptisée en l’honneur de Burroughs, le créateur de Tarzan, qui y possédait un ranch immense. Il est un Luftmensch, littéralement un homme en l’air : « Je suis un juif sans attache religieuse ni tradition, dont la vie, j’en ai graduellement pris conscience, a été déterminée par la Shoah. C’est elle qui m’a fait. » Jusqu’à en devenir le dernier grand spécialiste vivant, après la publication de ses deux sommes, « Les années de persécution (1933-1939) » et « Les années d’extermination (19391945) ».
Mais, avant de pouvoir se plonger dans ces études, il lui aura fallu surmonter dans les années 50 de brusques crises d’angoisse et d’étouffement, alors qu’il se mariait et fondait une famille. Au début, on le jugea même incapable de mener une carrière universitaire. Seuls les anxiolytiques l’ont sauvé. « J’en suis hélas devenu dépendant et ils sont très mauvais pour ma mémoire. » La première fois qu’il s’intéresse à l’histoire des juifs, c’est pour un colloque en 1960. A l’époque, il travaille à l’acquisition secrète de l’arme atomique par Israël au côté du ministre Shimon Peres, qui le prête quelques semaines au Congrès juif mondial de Nahum Goldmann, dont Friedländer avait été le secrétaire à l’âge de 26 ans. Objet du colloque : la situation des juifs en URSS. Puis il abandonne la politique pour la recherche. « Mais lorsque j’ai choisi pour sujet de ma thèse “Le facteur américain dans la politique diplomatique et militaire de l’Allemagne nazie”, je ne me rendais pas compte que ce sujet avait un rapport avec mon histoire. » C’est seulement lorsqu’il découvre dans les archives de Bonn une lettre de la papauté invitant le directeur de l’Opéra de Berlin à venir jouer au Vatican qu’il établit le lien avec son passé d’enfant caché dans une institution catholique et baptisé de force. Attaqué plus tard par les historiens allemands sur sa « subjectivité » , il ferraillera avec eux pour défendre l’idée que l’histoire de la Shoah peut être écrite par des juifs.