Le roman vrai de « Gatsby » Perdriel
«L es vers, passe encore, plaisantait Julien Green. Moi, ce qui me fait plus peur que la mort, ce sont les biographes. » Il y a au moins trois sortes de biographes : les archivistes, les inquisiteurs et les écrivains. Claude Perdriel a eu la chance de tomber sur Marie-Dominique Lelièvre. Elle en a fait un héros de roman, fitzgeraldien, vivant entre plusieurs mondes, un pied dans l’industrie, un autre dans la presse, un troisième dans la vie parisienne et littéraire.
Les critiques aiment jouer aux mirliflores sur le dos des autres. Ayant travaillé dix-sept ans au Nouvel Observateur, qui fut longtemps le journal de M. Perdriel, j’ai commencé par chercher, en vieux journaliste pervers, soucieux de corser sa chronique, un contre-pied qui m’aurait permis d’apporter des corrections à ce portrait. Peine perdue. La biographe a démasqué son sujet en se gardant de le sculpter pour la postérité. Vif-argent toujours en mouvement, M. Perdriel est un papillon, de la catégorie qu’on ne peut pas attraper. Qui prétendra connaître la vérité d’un papillon ? C’est quand on croit l’avoir entre ses mains qu’il vous a échappé. Celui-là volette même sous l’orage et a eu autant de vies, sinon plus, qu’un chat de gouttière.
Marie-Dominique Lelièvre est à la biographie ce que Georges Seurat est à la peinture. Une pointilliste. Elle nous peint par petites touches un homme puissant qui a réussi l’exploit de rester une belle personne. Un faux naïf, fasciné par Péguy, qui incarne l’intimation à la curiosité et à la fraîcheur de lord Beaverbrook, feu le magnat de la presse britannique, pour qui le journalisme consistait à faire comme si le monde venait d’être créé le matin même. Ne peut-on pas en dire autant de la vie ?
Le roman de « Gatsby » Perdriel commence, au Havre – on dirait du Mauriac. La biographe évente les secrets de famille, comme ce frère, Roland, un indécrottable traficoteur, qui passe beaucoup de temps derrière les barreaux pendant que Claude prend son envol après Polytechnique. Il travaille dans le charbon, adore les voitures de luxe, enchaîne les conquêtes et devient l’ami de Jean Daniel, Françoise Sagan, Bernard Frank et Jacques Brenner, avant d’inventer le Sanibroyeur et de racheter France Observateur. On l’a compris, « Sans oublier d’être heureux » n’est pas une simple biographie. C’est un hymne à la joie et à une époque qui défile derrière un personnage solaire et mystique qui, à bientôt 90 ans, en a toujours 20, peut-être même moins encore…
« Sans oublier d’être heureux », de Marie-Dominique Lelièvre (Stock, 370 p., 20,50 €).