Réponse aux cloueurs de bec
Attention, les idéologues sont de retour ! Contre les procès d’intention et les intimidations, l’éditorialiste à France Culture appelle à la vigilance. La bataille des idées ne peut faire l’économie du débat.
Les époques de surchauffe idéologique suscitent l’intolérance. Il aurait été étonnant que la violence qu’on observe presque systématiquement désormais en queue de manifestations ne soit pas relayée dans le champ intellectuel. En outre, l’approche des élections a tendance à attiser les controverses. Pour motiver des électeurs désabusés, les forces politiques vont nous refaire le coup du « choix de civilisation »… Ce qui reste d’intellectuels de parti sera mobilisé pour donner corps à cette fable. Mais on pourrait attendre des autres intellectuels, a fortiori lorsqu’ils sont universitaires, le respect des opinions d’autrui, la bonne foi dans leur évaluation. On ne saurait, en effet, espérer remédier aux maux sociaux, ni faire face aux multiples défis que nous devons affronter, sans que ceux-ci soient désignés aussi impartialement que possible.
Le fait est que certains de nos professeurs et chercheurs, nombre de nos médiateurs aussi, se considèrent d’abord comme des militants. Ils ont adopté l’idée de Gramsci selon laquelle, « avant de pouvoir occuper l’Etat, il faut accomplir l’occupation culturelle de la société civile » . La conquête de « l’hégémonie », dont certains se réclament ouvertement, consiste – disait encore Gramsci – à « transformer en sens commun » l’idéologie dont on est porteur. Bref, à faire en sorte que ses propres idées apparaissent comme irrécusables, naturelles, allant de soi – l’évidence même. Orwell, de son côté, faisait remarquer que, lorsqu’une idéologie est parvenue au statut d’orthodoxie, « les idées impopulaires peuvent être étouffées et les faits gênants passés sous silence, sans qu’il soit besoin pour cela d’une interdiction officielle » . Car une orthodoxie est « un ensemble d’idées que les bien-pensants sont supposés partager et ne jamais remettre en question ». Il y a ainsi aujourd’hui des discours qui se présentent comme seuls acceptables, seuls légitimes. Le contradicteur éventuel est récusé : c’est au mieux un ignorant, au pire un être animé d’intentions troubles. L’idéologue universitaire le morigène doctement au nom de sa « science ». Le journaliste militant le coupe et l’interpelle, tout hérissé d’une feinte indignation morale.
André Perrin, ancien inspecteur d’académie en philosophie, montre dans un livre à paraître, « Scènes de la vie intellectuelle en France » (1), comment « des intellectuels qui, confondant la position du savant avec la posture du militant », recourent de manière systématique à l’intimidation pour interdire les débats. A partir d’exemples pris dans l’actualité récente – comme la cabale montée contre l’historien Sylvain Gouguenheim – Perrin démonte un certain nombre de procédés mis en oeuvre pour vous clouer le bec. Mieux vaut les connaître, afin de savoir les déjouer.
Les deux principaux sont le procès d’intention et la réfutation par les conséquences. Dans les deux cas, il s’agit d’éviter d’avoir à discuter de la véracité de la thèse elle-même, en déplaçant l’intérêt vers l’amont : prêter à son auteur des intentions cachées ; ou vers l’aval : à qui ces idées profitent-elles ? Mais il existe quantités de techniques susceptibles de discréditer l’audacieux qui refuse d’inscrire son discours dans le cadre prescrit. On se reportera aux arguments brandis pour appeler au boycott des Rendez-vous de l’histoire de Blois en 2014, sous prétexte que la conférence inaugurale en avait été confiée à Marcel Gauchet. Ils y étaient tous. Ce philosophe est, en effet, devenu l’une des cibles favorites d’une certaine extrême gauche. Elle ne lui pardonne pas de se réclamer du socialisme, tout en portant sur l’état de la France un regard diamétralement opposé à celui qu’elle préconise. Aller à Blois, écrivaient les boycotteurs, risquer d’y entendre parler le philosophe, « ce serait comme si nous nous inscrivions dans le même monde que ce militant de la réaction ». Comme l’écrit André Perrin : « Il n’y a pas de vrai débat intellectuel là où il ne s’agit plus de démêler le vrai du faux, mais de dénoncer le mal. »
1. « Scènes de la vie intellectuelle en France », d’André Perrin (Editions L’Artilleur, 20 €). A paraître en octobre.
Le contradicteur éventuel est récusé : c’est au mieux un ignorant, au pire un être animé d’intentions troubles.