Même les émotions ont une histoire
Joie, peur, colère, amitié… Selon Georges Vigarello, toutes ces expressions de notre intimité ont évolué avec le temps.
Après le corps, la virilité, place aux émotions. Le même trio d’historiens, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, a dirigé ce vaste chantier qui continue d’explorer l’histoire des mentalités chère à l’école des Annales. Mais cette fois le sens commun se raidit à première vue contre une telle vision girouette de l’humain. La peur, la joie… ont-elles vraiment évolué avec le temps, au-delà d’un changement dans les objets qui les suscitaient ? La réponse est cent fois oui. Avec ce fil rouge souterrain qui parcourt les deux premiers volumes illustrés (un troisième est en cours) et donne tout son intérêt à l’entreprise : la lente construction d’un espace psychique, intérieur, dans la conscience occidentale. Exploration avec Georges Vigarello.
Le Point : La peur, la joie, la colère n’ont-elles pas toujours existé ?
que, pour entrer en contact avec Dieu, il faut une présence émotionnelle, qui prendra la forme de l’empathie, de la compassion, d’une revisitation du Christ souffrant. L’être humain porte inévitablement un trouble qui n’est pas forcément négatif : cette acceptation marque déjà l’entrée dans la modernité. Montaigne prolonge le thème et le discute : l’émotion m’affaiblit, m’abaisse, mais, si je l’analyse, elle m’enrichit aussi. Autre changement encore, désignant cette fois plus précisément la modernité : à partir de l’époque classique, on se rend compte que ce trouble de l’émotion (le mot ne naît qu’au XVIe siècle) n’a pas forcément et seulement une expression corporelle. On relève des émotions d’âme, d’esprit chez La Bruyère, Pascal, Mme de Sévigné. Elles sont intimes, masquées. L’âme devient un champ plus spécifique. Elle gagne en « volume ». Descartes, pour désigner divers amours, utilise des mots différents, correspondant à des mécanismes internes euxmêmes différents. Un espace mental, une intériorité, se construit avec ses logiques secrètes, ses niveaux de profondeur, ses sens.
On se prépare à l’explosion de l’émotion, au XVIIIe siècle.
C’est la naissance de l’homme sensible. Elle n’est pas contradictoire avec la montée en puissance, aux siècles précédents, du contrôle, de la maîtrise des émotions, prônés dans les innombrables manuels de savoir-vivre. Car si l’homme les réprime, pour des raisons sociales par exemple, elles n’en disparaissent pas pour autant. Mais, au XVIIIe siècle, au « je pense, donc je suis » succède le « je sens, donc je suis ». L’individu n’est plus commandé par un pouvoir qui aurait une origine extérieure, mais il dépend de lui-même, il se commande à lui-même. Alors, il s’interroge : qu’est-ce que j’éprouve ? Qu’est-ce que je ressens ? En quoi cela relève-t-il du trouble et du plaisir si, par exemple, j’entre dans un bain, je me détends après la chasse, je me blottis dans un siège de théâtre ? La sensibilité gagne en présence et en intérêt. Elle devient même un objet d’identité, d’approfondissement, de connaissance. Ce qui conduit, au début du XIXe siècle, à l’émergence du journal intime, genre qui se démarque des Mémoires : « Si j’écris ce que je ressens spontanément, je vais mieux savoir qui je suis », estime, entre autres, Benjamin Constant.
On s’éloigne de l’émotion comme choc, sens qu’on lui donnait jusque-là pour l’opposer à la passion ou au sentiment, plus durables.
En effet. Cette émergence de l’univers psychique, en