Denis Lacorne : « Aux Etats-Unis, l’Etat n’organise pas la tolérance »
L’islamisme bouscule notre rapport aux croyances d’autrui. Jusqu’où peut-on être tolérant ? Pour l’historien Denis Lacorne, auteur des « Frontières de la tolérance » (Gallimard), cette dernière ne doit être limitée que si l’ordre public est menacé. Pour l
Les Français sont-ils intolérants, comme les en accusent aujourd’hui les Anglo-Saxons ? Ont-ils raison de refuser au nom de la laïcité des signes extérieurs de la religiosité comme le voile et le burkini ? Face à la violence islamiste, devons-nous restreindre la liberté de religion, même si c’est un des acquis fondamentaux de la Révolution française ? L’islam militant nous pousse à revoir notre compréhension de la laïcité, et avec elle notre vision de la tolérance. Arrêtons de jouer les Bisounours, conseille ainsi le bouillant philosophe Yves Michaud dans son livre « Contre la bienveillance » (Stock). Une invitation à la fermeté qui s’oppose à l’indulgence du politiquement correct, soucieux de ne pas heurter, quitte à pratiquer l’autocensure. Dilemme. Faut-il pour se sentir mieux protégé oublier les intentions généreuses de Voltaire ou de Washington, partisans d’une acception totale de la religion de l’autre ? Faut-il au contraire défendre comme aux Etats-Unis une conception absolue de la liberté, qu’elle soit de religion ou de point de vue ? Comment vaincre l’intolérance tout en préservant nos acquis ? C’est la question à laquelle nous invite à réfléchir l’historien de l’Amérique Denis Lacorne dans « Les frontières de la tolérance », examen subtil et pénétrant des systèmes de tolérance emblématiques, celui porté par la Révolution américaine, bien sûr, mais aussi, plus étonnants, ceux mis en place par l’Empire ottoman ou la République de Venise. Ou la démonstration par l’exemple que la laïcité à la française n’est qu’un modèle parmi d’autres, et peut-être pas l’idéal. Car pour lui, la seule limite à la tolérance ne peut être que l’atteinte à l’ordre public Spécialiste de l’histoire politique des Etats-Unis, membre du Ceri (Sciences po), auteur des « Frontières de la tolérance » (Gallimard, 256 p., 20 €, parution le 3 octobre).
Le Point : Pourquoi être allé voir du côté des Turcs pour parler de tolérance ? Denis Lacorne :
Parce qu’ils ont pratiqué un système de tolérance très ingénieux. Dans cet empire, certes l’islam était dominant, mais les chrétiens comme les juifs ont pu pendant plus de quatre siècles vivre sereinement grâce à l’institution du millet : les communautés s’autogéraient et payaient un impôt à l’Etat, qui leur assurait en échange sa protection. Ce n’était pas par grandeur d’âme de la part du pouvoir, mais pour assurer la paix. Et cela a très bien fonctionné jusqu’à ce que la décomposition de l’empire et la montée en puissance du nationalisme turc fassent resurgir l’intolérance religieuse.
Vous citez également Venise, mais les juifs y étaient cantonnés dans des ghettos. En quoi leur statut était-il garant de tolérance ?
Les juifs, mais aussi les marranes, les protestants, voire les musulmans, étaient effectivement obligés de vivre dans des quartiers ou des immeubles réservés. Les autorités craignaient la « contamination » des idées et des religions autant que les accès de fanatisme de la population, notamment à partir du XIe siècle, avec la multiplication des prédicateurs des ordres mendiants. Créer des zones spécifiques était un moyen de protéger les « infidèles ». C’était une tolérance limitée, où l’on « supportait » l’autre, mais dans le contexte de l’époque, ce système s’est montré efficace : il s’agissait avant tout d’assurer les meilleures conditions pour faire du commerce.
On est loin de la tolérance telle que la concevaient Locke ou Voltaire…
Dans son « Dictionnaire philosophique portatif », Voltaire écrit en effet que « la tolérance, c’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesse et d’erreurs : pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature ». La tolérance, c’est une ouverture radicale aux positions et aux différences de l’autre. C’est une ouverture d’esprit fondée sur la réciprocité. Cette conception sera celle des fondateurs de la nation américaine, mais