Le Point

Contre le moralisme dégoulinan­t

Pour le philosophe, tolérance rime avec réciprocit­é. C’est possible si chacun admet la fragilité de sa croyance.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CATHERINE GOLLIAU PAR YVES MICHAUD

Dans le climat de moralisme dégoulinan­t qui règne, les arguments invoqués en faveur de la tolérance sont presque tous des arguments « humanistes » du genre : c’est aux personnes autonomes et à elles seules de choisir leurs croyances et leurs valeurs. C’est sympathiqu­e, mais sans aucun intérêt pour deux raisons.

D’abord parce que la notion de pers o nne a ut o nome c hoi s i s s a nt s e s croyances est profondéme­nt ethnocentr­ique. Un Grec de l’Antiquité n’aurait pas compris un traître mot à l’argument et un islamiste pas plus. La notion de personne fait partie de notre culture catholique ou protestant­e à l’heure de l’individual­isme et du libre examen. Dès que vous sortez de cette culture, votre commandeme­nt de « tolérance » n’a plus de sens.

La seconde raison vient dans la continuité de la première : si vous laissez les personnes choisir leurs croyances, vous ne leur imposez aucune condition en retour. Et donc votre tolérance n’engage que vous. Si la personne envers qui vous êtes tolérant entreprend de vous mettre au bûcher au nom de ses croyances, elle en a tout le loisir.

En fait, il n’y a que deux types d’arguments plus ou moins acceptable­s en faveur de la tolérance. L’un consiste à faire valoir la fragilité de la plupart de nos croyances, à commencer par les croyances religieuse­s et politiques. Récemment, un imam de la Mosquée (libérale, dit-on) de Paris déclarait que le Coran, à la différence de la Bible ou des Evangiles, c’est directemen­t la parole de Dieu. Il en sait quoi ? Il y était quand Dieu a parlé à Mahomet ? Et il sait comment le Prophète a compris que c’était Dieu qui parlait, et non le vent, son imaginatio­n ou Lucifer ? Et comment sait-il que le Prophète a compris ce que disait Dieu ? Dès que nous reconnaiss­ons la fragilité de la plupart de nos croyances, nous sommes obligés d’être tolérants – ce qui ne veut pas dire accepter n’importe quoi, mais admettre que les gens puissent croire n’importe quoi et ne s’en privent pas, à commencer par nous !

L’autre argument est pragmatiqu­e : les combats entre intolérant­s sont une plaie (cf. les guerres de Religion) et la diversité des opinions, des croyances et des valeurs est féconde. Mais cet argument sympathiqu­e est presque aussi faible que l’argument humaniste : après tout, on peut avoir envie qu’il n’y ait pas de progrès du tout et que les combats entre intolérant­s soient des spectacles plaisants comme les combats de gladiateur­s. Cela étant, le grand avantage de l’argument sur la fragilité des croyances est qu’il commande que la tolérance soit une relation symétrique : si je suis tolérant avec toi, tu dois l’être avec moi. Après tout, nous pouvons tous les deux nous tromper et croire des sottises.

Un avantage supplément­aire est que la conséquenc­e logique est lumineuse : pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance. Si jamais tu as dans l’idée de me faire monter au bûcher, méfie-toi de ne pas y monter avant moi ! Car moi aussi je suis tolérant… Philosophe, spécialist­e de la violence et de l’esthétique, auteur de « Contre la bienveilla­nce » (Stock, 192 p., 18 €).

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