Contre le moralisme dégoulinant
Pour le philosophe, tolérance rime avec réciprocité. C’est possible si chacun admet la fragilité de sa croyance.
Dans le climat de moralisme dégoulinant qui règne, les arguments invoqués en faveur de la tolérance sont presque tous des arguments « humanistes » du genre : c’est aux personnes autonomes et à elles seules de choisir leurs croyances et leurs valeurs. C’est sympathique, mais sans aucun intérêt pour deux raisons.
D’abord parce que la notion de pers o nne a ut o nome c hoi s i s s a nt s e s croyances est profondément ethnocentrique. Un Grec de l’Antiquité n’aurait pas compris un traître mot à l’argument et un islamiste pas plus. La notion de personne fait partie de notre culture catholique ou protestante à l’heure de l’individualisme et du libre examen. Dès que vous sortez de cette culture, votre commandement de « tolérance » n’a plus de sens.
La seconde raison vient dans la continuité de la première : si vous laissez les personnes choisir leurs croyances, vous ne leur imposez aucune condition en retour. Et donc votre tolérance n’engage que vous. Si la personne envers qui vous êtes tolérant entreprend de vous mettre au bûcher au nom de ses croyances, elle en a tout le loisir.
En fait, il n’y a que deux types d’arguments plus ou moins acceptables en faveur de la tolérance. L’un consiste à faire valoir la fragilité de la plupart de nos croyances, à commencer par les croyances religieuses et politiques. Récemment, un imam de la Mosquée (libérale, dit-on) de Paris déclarait que le Coran, à la différence de la Bible ou des Evangiles, c’est directement la parole de Dieu. Il en sait quoi ? Il y était quand Dieu a parlé à Mahomet ? Et il sait comment le Prophète a compris que c’était Dieu qui parlait, et non le vent, son imagination ou Lucifer ? Et comment sait-il que le Prophète a compris ce que disait Dieu ? Dès que nous reconnaissons la fragilité de la plupart de nos croyances, nous sommes obligés d’être tolérants – ce qui ne veut pas dire accepter n’importe quoi, mais admettre que les gens puissent croire n’importe quoi et ne s’en privent pas, à commencer par nous !
L’autre argument est pragmatique : les combats entre intolérants sont une plaie (cf. les guerres de Religion) et la diversité des opinions, des croyances et des valeurs est féconde. Mais cet argument sympathique est presque aussi faible que l’argument humaniste : après tout, on peut avoir envie qu’il n’y ait pas de progrès du tout et que les combats entre intolérants soient des spectacles plaisants comme les combats de gladiateurs. Cela étant, le grand avantage de l’argument sur la fragilité des croyances est qu’il commande que la tolérance soit une relation symétrique : si je suis tolérant avec toi, tu dois l’être avec moi. Après tout, nous pouvons tous les deux nous tromper et croire des sottises.
Un avantage supplémentaire est que la conséquence logique est lumineuse : pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance. Si jamais tu as dans l’idée de me faire monter au bûcher, méfie-toi de ne pas y monter avant moi ! Car moi aussi je suis tolérant… Philosophe, spécialiste de la violence et de l’esthétique, auteur de « Contre la bienveillance » (Stock, 192 p., 18 €).